Zoom sur les Lombards à Liège, audacieux tableau d’un jeune Verdi
Les Lombards prennent place juste après Nabucco dans le catalogue du compositeur, qui n’hésitera pas à réutiliser ce matériel pour présenter Jérusalem à Paris quatre ans plus tard. Ce qui frappe avant tout dans cet ouvrage ce sont les chœurs, très nombreux, et les grands ensembles, dont la complexité et la sophistication contrapuntique démontre la maturité du compositeur : avec un tel savoir-faire et une telle audace, Verdi ne compose plus à 30 ans un ouvrage de jeunesse. Le premier ensemble démontre à la fois cette qualité par une musique éblouissante, mais aussi l’un des principaux défauts de l’œuvre : sa narration complexe et confuse. De fait, l’ouverture de l’opéra est construite comme un finale : six solistes et le chœur expriment leurs enjeux personnels sans que les présentations n'aient encore été faites. L’intrigue, souvent elliptique qui plus est, n'est ainsi révélée que par petites touches et le public doit accepter de ne pas tout comprendre.
La metteuse en scène Sarah Schinasi ne cherche pas particulièrement à gommer ce défaut par un quelconque didactisme. Elle s’attache plus particulièrement au visuel, proposant une lecture presque cinématographique de l’œuvre, le plateau se figeant régulièrement comme des tableaux vivants. La scénographie (pensée par Pier Paolo Bisleri), par ses décors escamotables (il en sort des coulisses, du fond de scène, des dessous, des cintres -par des mouvements pas toujours maîtrisés en ce soir de première) semble en effet créer des zooms, des contrechants, des changements de focale dans un constant mouvement statique (les chanteurs bougeant peu dans ce décor évolutif), s’appuyant sur les lumières (de Bruno Ciulli) pour sculpter l’espace. L’image est soignée, à la fois moderne et intemporelle. Les costumes (de Françoise Raybaud) reprennent quant à eux les codes de l’époque en les modernisant légèrement. L’ensemble forme ainsi un compromis entre le classique et le moderne, qui semble satisfaire le public aux saluts finaux.
Au cœur de l’histoire se trouvent deux frères, Pagano et Arvino, rivaux pour obtenir le cœur d’une femme. Le premier, véritable fil rouge du drame auquel Verdi offre la plus longue présence scénique, est interprété par Goderdzi Janelidze. Ce grand méchant (il tue son père en cherchant à assassiner son frère) devenu ermite aux pouvoirs miraculeux, s’exprime ici d’une voix sépulcrale et vibrante, dont le médium très large emplit la salle. Il manque généralement de nuances, sauf lorsqu’il est pris par le remords et chante alors à mi-voix. Son frère est chanté par Matteo Roma, au timbre latin, bien projeté sur un large ambitus. Il manque toutefois d’incarnation théâtrale, dessinant un personnage plus candide que guerrier. La femme qu’ils se disputent est Viclinda (qui n’a pourtant que peu à chanter), campée par Aurore Daubrun. Sa voix au timbre froid et tranchant dans l’aigu trouve du moelleux dans le médium.
L’histoire se complique quand ce triangle amoureux est complété de l’amour impossible vécu sur la génération d’après entre la Lombarde Giselda, fille d’Arvino et Viclinda, et le musulman Oronte. La première est ici chantée par Salome Jicia dont la musicalité (avec des décrochages soudains de nuances et un legato travaillé) ainsi que la voix chaude au vibrato rapide et bien dessiné, tout comme ses aigus fins et acérés, lui offrent les vivats du public, malgré l’apparition d’un léger métal dans son timbre sur l'air du harem. Son long souffle s’accorde à celui de son bien-aimé Oronte (dont le rôle et le principal air ont été popularisés par Pavarotti), quant à lui chanté par Ramón Vargas dont le timbre brillant est globalement bien tenu, après quelques notes un peu relâchées. Son interprétation expose sa vaillance mais pourrait laisser plus de place aux nuances.
Luca Dall’amico interprète Pirro (complice de Pagano dans le mal comme dans le bien) d’une voix noire et autoritaire, belle basse offrant une bonne base aux ensembles. Caroline de Mahieu prend les traits de Sofia, la mère d'Oronte, d’une voix puissante et ferme, au large vibrato. Roger Joakim est Acciano, Seigneur d’Antioche et père d’Oronte, qui peine à surgir des chœurs dans lesquels il se fond, sa voix manquant d’assise pour se projeter suffisamment.
Daniel Oren dirige l’Orchestre maison de grands gestes amples, stimulant les musiciens par de sonores râles gutturaux et des indications données à haute voix. Il marque toutefois ainsi clairement les inflexions qui rendent l’interprétation vivante et la tension constante. Le premier violon soliste, auquel Verdi compose une belle mélodie, intense et poignante, est lui aussi très applaudi. Le Chœur a beaucoup à faire et ne semble pas avoir aussi bien préparé toutes ses interventions : certaines sont puissantes et nuancées, avec un son homogène et rythmiquement en place, tandis que d’autres sont plus brouillonnes, obligeant Daniel Oren à faire de grands gestes, levant les bras très haut, pour rétablir la synchronisation avec la fosse et les encourager à se montrer plus tranchants.
La salle, quasiment pleine, montre son enthousiasme devant cette redécouverte, une partie de cette salle, notamment aux balcons, se levant même pour saluer les interprètes.