Don Giovanni sombre et contemporain en direct du Met
Depuis quelques temps et notamment depuis la nomination de Peter Gelb à la tête de l’Opéra de New York en 2006, l'institution lyrique fait la part belle aux œuvres, metteurs en scène et scénographes plus modernes, en vogue également dans les grandes maisons européennes.
Ivo van Hove opte résolument pour une version actualisée du drame sévillan : les costumes (complets-vestons ou tailleurs) sont contemporains, les armes (revolvers) également. Ce qui frappe d’emblée, c’est l’extrême importance portée par le metteur en scène belge à la direction d’acteurs. Les affects sont très soignés, les intentions de chaque personnage décortiquées avec minutie et justesse. De fait, un rythme et une vitalité portent chaque scène de manière palpable.
Et ce d'autant plus qu'il y a peu de points d’appuis pour prolonger cette vitalité des personnages dans la scénographie, volontairement morose et les lumières blafardes de Jan Versweyveld. S’inspirant des croquis du peintre néerlandais Maurits Cornelis Escher, mais également des œuvres de Giorgio De Chirico et de l’architecture mussolinienne, Versweyveld propose un univers sombre et labyrinthique fait exclusivement de béton armé anthracite, en cinq blocs architecturaux qui pivotent sur eux mêmes avec des escaliers sans fin et sans issue, d’où ne filtre aucune lumière à part les néons crus qui ponctuent l’espace scénique, comme pour illustrer l’esprit torturé et opaque du rôle-titre. Il en résulte un sentiment d’enfermement déstabilisant et oppressant qui se surimprime et rajoute au livret déjà très concentré dans un univers nocturne et corseté.
Le Chœur, pour ses rares interventions, reste agile, précis et incisif.
Le Commandeur d’Alexander Tsymbalyuk (qui chantait déjà le rôle à Paris), s’il ne manque pas d’ampleur et de profondeur, offre une ligne un peu irrégulière et des sons de gorge appuyés qui desservent l’impact redoutable souhaité.
Le Masetto d’Alfred Walker déploie une diversité dans ses intentions de jeu, délaissant la vision classique d’un paysan bourru et jaloux au profit d’un personnage plus aimant, complexe et tendre. Il est toutefois malmené par une ligne de chant un peu hachée et des graves sourds.
Ying Fang démultiplie les facettes de la jeune paysanne bien au delà de l’ingénue candide à laquelle elle se voit parfois réduite, faisant ici de sa Zerlina une vraie combattante aimante et espiègle, également déterminée dans la défense de son bon droit. Le legato moelleux s’accompagne d’une aisance dans les aigus avec naturel et souplesse.
Ben Bliss offre à Don Ottavio la qualité de son timbre et la longueur de son souffle, lui permettant de dérouler et longuement déployer une ligne majestueuse, acclamée dans son air "Il mio tesoro intanto". Il propose en outre des variations dans chaque reprise de ses airs avec créativité.
Ana Maria Martinez campe une Donna Elvira très touchante, par la délicatesse et la sobriété de son jeu d’actrice, mais surtout par sa maitrise vocale pleinement conservée. La tierce aigüe, très assurée, s’épanouit en un rayonnement éclatant, et son médium étoffé lui permet une intensité dramatique bienvenue dans ce rôle exigeant. Seul le bas médium et les graves semblent avoir perdu de leur coloration cuivrée.
Federica Lombardi semble très à son aise dans le rôle de Donna Anna, autant dans les moments de tension dramatique forte comme le récitatif du premier air, où elle ne laisse pas son instrument se faire malmener par l’intensité orchestrale, que dans les vocalises dentelées où elle offre, au delà de l'agilité technique, un chant d’une grande expressivité et d’une grande finesse.
Le Leporello d’Adam Plachetka est à la fois pleutre, goguenard et narquois. Le baryton-basse tchèque présente une ligne opulente et sereine jusque dans les scènes les plus exposées du rôle. Même si le matériau n’est pas d’une largeur démesurée, il compense avec une musicalité sans faille, des tenues très ancrées et une aisance évidente sur toute la tessiture.
Enfin, Peter Mattei, qui a chanté le rôle-titre sur les grandes scènes internationales, offre encore et toujours son timbre d’une fraicheur et d’une clarté impeccables et un legato infaillible. La théâtralité dans les récits est omniprésente, faisant regretter qu’Ivo van Hove fasse du séducteur andalou un personnage plutôt monochrome de prédateur, qui doit être puni par la société toute entière (l'interprète semblant plus-que-prêt à creuser les facettes plus complexes du personnage, ses failles, ses fêlures psychologiques).
Le public new yorkais salue avec une ferveur non feinte cette retransmission soignée et engagée.