Les Brigands à l'assaut d'Asnières avec Oya Kephale
Le rideau se lève à peine que Les Brigands sont déjà en train de dépouiller le public qui –très candidement– se laisse faire, sourire aux lèvres. Le ton est donné, les rires fusent : la soirée commence.
Cet échauffement théâtral le montre bien, et c'est sans doute l'atout majeur de la mise en scène d'Emmanuel Ménard et Audrey Garcia-Santina, les acteurs et actrices arrivent investis d'une complicité qui ne fera défaut à aucun moment, apportant une énergie communicative à l'ensemble du spectacle. Leur aisance scénique est d'autant plus appréciée qu'ils sont en nombre et que, dans ce livret, l'intrigue est portée par la totalité des personnages plutôt que par l'habituel groupe de solistes, contrainte qui sans la grande cohésion du plateau aurait pu brouiller sa lisibilité. Le jeu est juste, sans excès, trouvant surtout matière à gags dans les interventions bancales des carabiniers, fagotés comme les gendarmes de Saint-Tropez, dans l'outrance puérile de la délégation de Grenade, notamment de sa princesse (Mathilde Colas, méprisante à souhait) et de son Page (Damien Sharpin, suiveur et groupie) instagramables, et dans la décadence de la cour italienne, sous le règne d'un prince de Mantoue masculiniste et sot, en la personne de Benoît Valentin, au timbre rond et à l'allure à la fois ingénue, hautaine et blasée.
En mal d'affaires, et sentant ses brigands impatientés, Falsacappa décide de fomenter un grand coup en tentant, par divers subterfuges et travestissements impliquant sa fille et des hommes de confiance, de subtiliser 3 millions d'"euros" à la délégation espagnole venue marier leur princesse au prince de la délégation italienne en échange d'une généreuse contribution.
La scénographie de Juliette Peigné, résolument sobre, apporte des éléments de décor efficaces. Le premier tableau s'ouvre sur une grange à foin fournie, repaire des brigands, le second met en scène un restaurant, tenu par Pipo, Pipa et Pipetta, accueillant la délégation espagnole, quand le dernier tableau s'ouvre sur l'univers décadent et nouveau riche de la cour italienne. L'ensemble est minimalise et met le focus sur la clarté des situations plutôt que sur la fantaisie, manquant parfois d'une mécanique propre qui aurait pu enrichir le propos sans le brouiller.
Les costumes de Marie Leclerc, évocateurs, s'y mêlent néanmoins sans peine. Qu'il s'agisse des jackets et bérets des brigands, rappelant les loubards new-yorkais façon Al Capone, ou encore de l'exhubérance espagnole oscillant entre style nouveau-riche et influenceurs #2023, le soin apporté au détail nourrit habilement les références.
À la tête des Brigands, Thierry Mallet est un Falsacappa plus dandy que voyou, stratège du dimanche et meilleur père que bandit. La voix est claire et posée et l'émission franche permet aux répliques parlées de passer la fosse aussi bien qu'aux phrases chantées ce qui confère au personnage une autorité naturelle dont il joue avec habileté. À ses côtés, sa fille Fiorella, interprétée par Audrey Maignan, séduit par un timbre charnu et des notes aiguës brillantes malgré un médium légèrement pincé qui, toutefois, finit par se libérer, apportant aux ensembles une couleur lumineuse. La voix se fait entendre sans peine et l'actrice la module intelligemment, sans minauderies, pour caractériser son personnage juvénile. Marguerite Brault est un Fragoletto au timbre doux et au jeu gracieux, parvenant à se faire passer pour un jeune homme en évitant la caricature. À l'inverse, Daniel Ladaurade est un Pietro rugueux, à la voix puissante et noire, dont le jeu subtil et communicatif se nourrit de celui de ses collègues. De la foule des bandits ressort également le trio des "benêts", équilibré et déroutant, formé par Adrien Gorez, Jean-Baptiste Leguen et Marcel Courau, au son commun émis avec panache, coloré par les voix claires des deux ténors qui, dans les scènes de groupe, s'associent à la vaillance de celle du chef des brigands.
Paul Le Calvé incarne avec un plaisir manifeste l'ennemi de Falsacappa, chef des Carabiniers, lui donnant la couleur profonde de sa voix de basse à laquelle s'associe l'abyssale et savoureuse suffisance du personnage, flegmatique et bête. À la cour de Grenade, Thibaud Mercier et Frédéric Ernst, respectivement le Comte de Gloria-Cassis et le Précepteur, font grande impression, le premier dans sa verve claironnante toute espagnole, et le deuxième, sosie de feu Karl Lagerfeld, dans son intransigeance couturo-germanique. En face d'elle, la cour de Mantoue ne vaut guère mieux, entre une noblesse dévergondée et cupide et un Caissier, en la personne de Mathieu Fourticq-Tiré, tout à la fois véreux et repentant, qui utilise sa voix rauque jusqu'aux limites pour illustrer sa détresse. En Baron de Campo-Tasso, François de Maleissye-Melun donne dans la parodie politique décomplexée.
Le groupe des brigandes, composé de Marie-Cécile de Lajudie (Fiametta), Myriam Baconin (Zerlina), Clarisse Tesson (Bianca) et Quitterie Miriel (Cicinella), sait se tailler une présence proportionnelle à son engagement dramatique et à la témérité de ses personnages, avec des voix puissantes et un son commun fruité qui s'impose dans les ensembles et dans les phrases les plus tendues de la partition chorale.
Antoine Roche est un cuisinier à la voix sourde dont l'apparente mollesse n'a d'égale que la dureté avec laquelle il traite sa femme, Pipa (Audrey Garcia-Santina) et sa fille, Pipetta (Cécile Dargein).
Faïrouz Feddal, au côté d'Audrey Garcia-Santina là encore, campe une Duchesse séductrice qui sait, avec la Marquise sa complice, trouver les mots lui ouvrant le coeur (et le coffre) du prince de Mantoue.
Le Chœur Oya Kephale, de plus en plus fourni, apporte aux scènes de foule une force et une conviction réjouissantes, parvenant à moduler le son commun avec agilité, notamment à la fin du premier tableau, à l'affût des carabiniers, ou durant le long crescendo, lorsque, mendiants affamés, ils sont chassés par Pipo, sa femme et sa fille. À sa tête ainsi qu'à celle de l'Orchestre, Pierre Boudeville parvient à guider l'ensemble d'une main nerveuse et entraînante, proposant une lecture sèche, tonique et attentive de l'œuvre, sans jamais couvrir les voix. Les instrumentistes, malgré des couleurs un peu acides à l'ouverture ou à la reprise du refrain en conclusion du spectacle, parviennent vite à se fondre dans un son qui, en évitant tout lyrisme, prend le parti de l'expressivité festive, marquant précisément les étapes de l'histoire en évitant pour autant la lourdeur. Les tempi vifs sont repris par la salle, notamment au dernier tableau où, lorsque le rideau tombe, plusieurs spectateurs et spectatrices entonnent le refrain des "bottes" après avoir chaleureusement applaudi.