À Nancy, création française de Manru, opéra unique de Paderewski
Si le nom d’Ignacy Jan Paderewski est resté dans la postérité pour son statut de pianiste de légende, l'histoire a un peu oublié qu’il était non seulement un homme politique éminent, figure de proue de l’indépendance polonaise, mais également un compositeur de talent essentiellement intéressé par la musique de piano. Manru est ainsi son unique opéra, créé à Dresde en 1901, promis très vite à une belle carrière scénique mais hélas rapidement oublié en dehors de la Pologne. La production présentée par l’Opéra national de Lorraine, dans une terre dont les liens historiques avec la patrie du roi Stanislas sont forts (et fortement mis en avant dans le projet du Directeur de la maison, Matthieu Dussouillez), a été créée l’année dernière en Allemagne à l’Opéra de Halle. L’œuvre y fut, comme ici à Nancy, donnée en allemand, langue sur laquelle avait été écrite la musique de Paderewski (une traduction française de Catulle Mendès, dont il demeure quelques extraits, ne vit jamais le jour, et l’ouvrage ne fut jamais représenté en France).
Le livret d’Alfred Nossig, inspiré du roman de Józef Ignacy Kraszewski Die Hütte am Rand des Dorfes (« La maisonnette à la lisière du village »), traite du thème hélas universel et intemporel de l’exclusion, de l’intolérance et de la haine raciale entre deux communautés. Mariée au Tsigane Manru, dont elle a eu un enfant, la jeune Ulana issue de la communauté des Tatras est rejetée par sa mère Hedwig ainsi que par tous les siens. Soutenue par Urok, encore amoureux d’elle, elle tente de faire accepter son époux. Manru, quant à lui, pense avec nostalgie à ses racines nomades et regrette amèrement sa liberté passée. Attiré par le poids des traditions de son clan, et notamment par le pouvoir de la musique, il finit par rejoindre les Tsiganes ainsi que son amour de jeunesse, Asa. Désespérée, Ulana se suicide et Urok venge la femme qu’il aime en tuant Manru.
Autour de ce livret fort et intelligemment structuré – quoiqu’un rien mélodramatique sur la fin –, Paderewski a composé une éblouissante partition, très fortement influencée par Wagner mais également par les compositeurs italiens de son époque. Si le rôle du leitmotiv fait penser au premier, la veine mélodique rappellerait plutôt Puccini. Le recours à des thèmes folkloriques slaves et tsiganes participe de cette liberté postromantique redécouverte avec bonheur aujourd’hui. Quelques années avant les audaces de Stravinsky ou les déferlements de Richard Strauss, une telle écriture musicale pourra paraître éminemment traditionnelle, mais personne ne se plaindra d’une orchestration riche et foisonnante, d’une imagination mélodique toujours sur le qui-vive et de rythmes vigoureux qui permettent d’évoquer la vie communautaire à la fois des Tsiganes et des Tatras.
La mise en scène de Katharina Kastening s’organise autour d’un décor simple et sobre, représenté par la maisonnette de Manru et d’Ulana au centre du plateau, laquelle marque la limite entre les deux communautés. Un plateau tournant permet de passer habilement et rapidement de l’une à l’autre. La direction d’acteurs, essentiellement centrée sur la souffrance des deux parias tiraillés entre deux univers où ils n’ont plus de véritable place, met également en valeur l’ambiguïté d’Hedwig et d’Urok, personnages déchirés entre leur amour pour Ulana et les valeurs ancestrales de leur communauté dont ils se croient les dépositaires.
La mise en scène est servie par un plateau de haut vol, constitué d’interprètes totalement investis dans un projet auquel visiblement chacun croit. Dès le lever du rideau, s’impose en Hedwig le soprano solide de Janis Kelly, redoutable dans son rôle de mère qui a fait le choix de renoncer à son enfant. Le baryton Gyula Nagy, dans le rôle d’Urok, parvient à faire passer la délicate combinaison de cynisme et d’amour sincère qui caractérise son personnage. Son chant soigné, couronné d’un aigu facile et retentissant, contribue à renforcer le côté positif d’un personnage lui aussi perdu dans ses contradictions.
Chez les voix graves, l’Oros de Tomasz Kumięga, baryton au chant incisif est plus à son aise que son homologue Halidou Nombre, à la diction quelque peu confuse pour le rôle court mais central de Jagu (il s’agit du personnage qui grâce à son violon rappelle à Manru ses véritables racines).
Le plateau vocal est complété par le jeu ensorcelant du violoniste Artur Banaszkiewicz, sans oublier le cymbalum de Ludovit Kovac, tous deux parfaitement rompus aux charmes de la musique tsigane. Lucie Peyramaure (Asa), soprano dramatique aux couleurs de mezzo semble tout avoir pour faire très bientôt une très belle Carmen.
Le plateau est cependant dominé par les deux protagonistes. Le ténor Thomas Blondelle, en Manru, fait ainsi valoir un solide instrument aux dimensions wagnériennes, tout en étant capable de nuances et de demi-teintes très accomplies. En cela il est parfaitement assorti au soprano de Gemma Summerfield, Ulana au timbre caressant, généreuse en pianissimi filés mais également, dans les scènes tragiques de la fin, capable de toute la vaillance vocale requise.
Un tel opéra, pour lequel l’orchestre joue un rôle aussi fondamental, ne serait rien s’il n’était emporté par une direction à la fois lyrique et enflammée. La cheffe polonaise et Directrice musicale de la maison, Marta Gardolińska sait trouver ce mélange d’énergie, de ferveur et de passion qui anime la partition. Intense dans les passages les plus dramatiques, lyrique pour les moments d’intimité, rythmiquement maîtrisée pour les scènes au contenu folklorique, la direction rend justice aux mille feux d’une partition d’une étonnante richesse.
Le Chœur de l’Opéra national de Lorraine, d’où se détachent pour certaines scènes les voix de Heera Bae, Jue Zhang et Yongwoo Jung, participe lui aussi à ce spectacle parfaitement cadré, mémorable autant pour la musique qu’il a fait découvrir, pour l’efficacité de la mise en scène et l’homogénéité d’une distribution sans faiblesse.
L’enthousiasme du public, au terme d’une représentation de plus de trois heures, est un bel hommage à un pari qui n’était pas gagné d’avance.