L’amour, la mer, les vies : Marie-Nicole Lemieux à l'Opéra de Bordeaux
Les trois œuvres n’ont a priori pas de liens particuliers entre elles, sinon leur écriture orchestrale complexe ainsi qu’une certaine expression nostalgique, voire funèbre pour la première pièce : « Le Poids des vies non vécues » d’Erkki-Sven Tüür, œuvre créée le 6 février 2015 à BOZAR - Bruxelles et jouée ici pour la première fois en France. C’est aussi l’occasion pour la cheffe Anu Tali de faire montre d’éclectisme.
Sa direction est énergique, le buste droit et les gestes très souples. La battue semble méthodique, sans épanchements ni exubérance. Il s’en dégage une force de caractère qui cimente l’ensemble et l’emporte dans un volume sonore tonitruant. Les cuivres au son héroïque et éclatant sont particulièrement mis en valeur.
Cette vitalité se déploie dans « Le Poids des vies non vécues », épitaphe musicale aux soldats tombés pendant la Première Guerre mondiale et la guerre d’indépendance de l’Estonie. L’œuvre ne dure que douze minutes, d’une intensité spectaculaire déployée sur un tapis de cordes tantôt plaintif, tantôt douloureusement polytonal, ponctué de chants d’oiseaux imités par les bois, et de sons de cloches funèbres, dans une dissonance hypnotique. Le volume sonore est monumental.
L’effectif est réduit de moitié pour interpréter le Poème de l’amour et de la mer (cycle mélodique pour orchestre achevé par Ernest Chausson en 1892, d’après les poèmes de son ami Maurice Bouchor). Même ainsi, les instruments ont tendance cependant à couvrir le chant de Marie-Nicole Lemieux. Sans doute faut-il imputer cela à la disposition de la scène : les sièges des musiciens occupant toute l’estrade, la chanteuse se retrouve à un mètre seulement des pupitres de violons. Au fil du morceau, sa voix gagne en couleurs et en harmoniques, et la chanteuse parvient à projeter par-dessus l’orchestre un timbre riche de l’aigu jusqu’aux graves poitrinaires, creusés et vibrants. Elle s’avère également une interprète très expressive, investie physiquement dans son chant avec une expression et une gestuelle adéquate, une diction soignée, des consonnes bien articulées et un phrasé fluide, arrondissant les notes tenues. Elle est chaleureusement applaudie par le public.
L’exécution de la 8ème Symphonie de Dvořák, en deuxième partie de concert, révèle moins de lyrisme qu’une expressivité puissante, avec un soin apporté aux lignes de contre-chant et aux thèmes dits « populaires ». Ainsi, le Ländler (danse populaire à trois temps, semblable à la valse mais plus lente) du troisième mouvement est remarquablement emporté et mélancolique.
À la fin du concert, la cheffe invite chaque pupitre à saluer à tour de rôle. Le public (hélas trop peu nombreux) ressort touché et impressionné par la vigueur musicale de l’orchestre, malgré quelques regrets de n’avoir pu savourer pleinement la voix poétique du Poème de l’amour et de la mer.