Falstaff humain et virtuose à l’Opéra de Lille
Pour réaliser son premier spectacle à l’Opéra de Lille, Denis Podalydès s’est entouré avec soin d’une équipe artistique fidèle et dévouée : Éric Ruf pour la scénographie, Christian Lacroix pour les costumes (forts beaux et vivement colorés pour les dames à l’Acte III), Bertrand Couderc pour les lumières. Se déclinant comme dans une sorte de dernier combat pour la vie, l’action se trouve transposée dans une époque semi moderne au sein d’un vieil hôpital ou asile dirigé par le Docteur Caïus. Falstaff y réside faute de mieux et d’argent surtout. Les versants comiques de l’ouvrage côtoient ainsi les aspects liés à la maladie et à la mort sans pour autant alourdir le propos global.
Dans toute sa démesure corporelle, le pseudo Chevalier semble régner en maître depuis le lit de la chambre d’hôpital qu’il occupe, entouré de Bardolfo et Pistola, eux-mêmes hospitalisés. Pourtant l’endroit apparaît riche de vie et propice aux trafics les plus suspects. Les poches destinées à contenir le sang sont en fait emplies d’alcool fort (à la grande joie de Falstaff, qui n’hésite pas à bousculer sans vergogne le personnel hospitalier afin d’effectuer ses petites courses extérieures personnelles). L’endroit se mue ensuite en buanderie où les commères sont transformées en dévouées infirmières s’occupent du linge, avant de berner l’énorme séducteur précipité comme il se doit dans la Tamise.
La transposition va jusqu’à se priver de la forêt et du fameux chêne. Et loin d’être déguisé en Chasseur Noir, le protagoniste est vêtu d’une blouse de l’AP/HP fort courte et peu adaptée à sa très forte constitution, ce dernier apparaîssant dans toute sa nudité et sa vérité les plus crues ! L’espace métamorphosé en salle d’opération verra la vaste panse du Chevalier ouverte par le scalpel, pour en faire sortir… les ouvrages de William Shakespeare. L’imposant costume style bonhomme bibendum lui sera par ailleurs ôté par ses comparses révélant l’homme altier qui se dissimulait sous le déguisement.
Réglée avec une précision sans faille, la mise en scène de Denis Podalydès, homme de théâtre, ne relâche à aucun moment les situations abordées, dans un tournoiement constant et une dynamique qui ne laissent rien au hasard. Le ton est vif, enjoué et les artistes révèlent une vitalité qui à aucun moment ne vient gêner l’approche musicale, elle-même parfaitement en harmonie avec l’esthétique scénique : ce travail d’ensemble porte ses fruits sur la totalité de la représentation.
Débutant dans le rôle-titre (il interprétait jusqu’à présent et encore en ce début d’année à Athènes le rôle de Ford), Tassis Christoyannis confère à ce personnage à la fois grotesque d’aspect, mais bien plus humain et sensible que son apparence ne lui concède, une forte et douloureuse personnalité. Balourd dans ses déplacements ou mélancolique dans la scène de l’auberge, boulimique et avide de boissons fortes, suffisant aussi et le verbe acéré, voire cruel, Tassis Christoyannis campe un Falstaff complexe et par bien des aspects éminemment sympathique en fait. Sa voix de baryton fort large et expressive, trouve à pleinement s’épanouir au premier acte avec ce timbre riche de textures et plein d’autorité. Il sait plier ses moyens aux passages plus subtils, plus nuancés, notamment auprès d’Alice lors de l’évocation de sa fine et lointaine jeunesse.
À Lire : notre interview de la Directrice Caroline Sonrier qui présente la prochaine saison -centenaire- de l’institution, et parle notamment de la place essentielle des prises de rôles à Lille
Le quatuor féminin d’ailleurs, très soudé, fait hautement valoir ses armes et son efficacité, dans une approche très libératrice et féminine soulignée par Denis Podalydès. Ces dames ne s’en laissent pas compter et dominent avec aisance le plateau. Gabrielle Philiponet incarne une Alice radieuse et séductrice, n’hésitant pas à ouvrir un peu son corsage à l’arrivée de son soupirant. La voix, comme récemment pour sa Marguerite de Faust à Limoges et Vichy, séduit par sa fraîcheur et sa conduite de haute tenue. Elle pare son chant de toute la fausse ambiguïté souhaitée.
En Meg Page, Julie Robard-Gendre lui donne une réplique assurée, d’une voix au timbre soyeux et passant allégrement en salle. Clara Guillon pour sa part enchante l’oreille et la vue dans le rôle de Nannetta. Son soprano léger lumineux domine aisément sa partie par la musicalité sensible dont la jeune cantatrice fait preuve, la beauté de l’aigu et ces notes filées aériennes portées par un souffle presque infini. La mezzo-soprano Silvia Beltrami apparaît encore peu connue en France et c’est regrettable, car elle renoue avec les Mrs Quickly d’anthologie personnifiées par l’incontournable Fedora Barbieri indispensable dans le rôle durant plusieurs décennies. Cette voix aux graves profonds et radieux, naturels, à l’aigu bien présent, s’impose, dès les premières notes émises, par sa complète adéquation à ce rôle qui suppose de la roublardise et de la rondeur. Ses Reverenza à Falstaff en imposent et ce dernier ne peut que succomber ! Il tentera même de la séduire…
En Ford, le baryton albanais d’origine Gezim Myshketa déploie une voix ample, pleine et d’une grande noblesse de ton. Le personnage conserve de la hauteur et ne verse jamais dans la gratuité ou le grotesque. L’alliance de ces deux splendides voix de baryton Verdi (Tassis Christoyannis et Gezim Myshketa) donne au duo de l’acte II -le pseudo Fontana venant solliciter le concours de son compère pour séduire Alice-, une dimension presque épique.
Kevin Amiel campe un Fenton un peu pataud et timide comme le souhaitait certainement le metteur en scène. Sa voix de ténor a pris de l’étoffe, mais la ligne de chant pourrait être plus élégante et par moment moins heurtée. Luca Lombardo peine un peu dans le rôle du Dr Caïus et semble quelque peu fâché avec la mesure. Le ténor Loïc Félix et le baryton-basse Damien Pass déploient une verve salutaire en Bardolfo pour le premier et Pistola pour le second. Tous deux dotés de jolis moyens vocaux, forment un duo assez irrésistible.
Préparés par rien moins que Mathieu Romano, le Chœur de l’Opéra de Lille fait merveille par la chaleur de sa prestation et une précision jamais mise en défaut. Fin connaisseur de la partition, Antonello Allemandi fait valoir toutes les subtilités et les caractéristiques dramatiques de la musique de Verdi. Le tempo est allant, mesuré ou presque démesuré lorsqu’il convient. L’Orchestre national de Lille fait preuve d’une implication permanente, répondant par l’apport de tous ses pupitres avec ferveur aux sollicitations de son chef et franchissant les difficultés techniques de la partition avec facilité. La beauté des cordes est à souligner. Cette osmose transparaît encore plus dans le finale en forme de fugue, testament musical d’un Verdi au crépuscule de sa vie certes, mais dénotant dans cette veine comique jusqu’ici peu pratiquée par lui, une inspiration inouïe toute emplie de jeunesse et d’émotion.
Le public lillois qui se sera beaucoup amusé durant tout le spectacle, salue l’ensemble des équipes artistiques avec beaucoup d’enthousiasme en fin de soirée. Huit autres représentations de Falstaff sont programmées jusqu’au 24 mai prochain par l’Opéra de Lille. La soirée du 16 mai fera l’objet d’une retransmission en direct et sur grand écran dans plus de 20 lieux des Hauts-de-France.