L’Idiot de Dostoïevski version opéra métaphore et réalité à Vienne
L’Idiot de Mieczysław Weinberg, d’après le roman éponyme publié par Dostoïevski en 1869, fut achevé en opéra en 1985, présenté pour la première fois à l’Opéra de chambre de Moscou en 1991, mais ce n'est qu'en 2013 que fut donnée la première mondiale de la version intégrale, au Théâtre National de Mannheim, dans la mise en scène de Regula Gerber. Thomas Sanderling, chef d’orchestre de cette grande première, assure également la direction musicale de cette nouvelle production signée Vasily Barkhatov dans le hall E du MuseumsQuartier de Vienne, lieu temporaire du Theater an der Wien, en cours de rénovation jusqu’en 2024.
Même si le livret d’Alexander Medvedev suit en grande partie le roman, Barkhatov distingue : « L’Idiot de Weinberg n’est pas L’Idiot de Dostoïevski […]. Ce qui compte pour moi ici est la dramaturgie musicale ». Afin d’assurer le maximum d’efficacité, il a ainsi opté pour une version raccourcie à son tour (la soirée durant alors trois heures et demie avec entracte, au lieu de trois heures et demie de musique à Mannheim). Comme dans le roman original, le drame est organisé en deux parties : la première partie, avant la pause, se centre sur le triangle amoureux entre Mychkine, Nastassja et le criminel Rogojine ; la deuxième partie aborde celui entre Mychkine, Nastassja et la pure Aglaïa (centré dans les deux cas sur l’amour à caractère divin de Mychkine et l'amour aux empreintes charnelles de Nastassja, figure de Marie-Madeleine qu’il souhaite racheter). Le drame profite des décors de Christian Schmidt, tout à fait adaptés pour la scène relativement petite, mettant une cabine de train au centre du plateau tournant et du déroulement dramatique. Les deux côtés de la scène représentent soit le salon chez Nastassja, soit la salle de dîner chez la famille Jepantchine. Les lumières d’Alexander Sivaev éclairent un espace scénique à la fois large et permettant de se concentrer sur les lieux de l'action (train, salle à manger, salon), alliées avec le travail vidéo de Christian Borchers qui montre les mondes intérieurs (des lieux et des personnages, en gros plans). Enfin, les costumes de Stefanie Seitz ancrent bien les personnages dans notre actualité et dans leurs caractéristiques dramatiques (Mychkine en habits amples et grossiers, Rogojine tout en noir avec un manteau de cuir, Nastassja dans une combinaison verte à paillettes, et Aglaïa, son antithèse, en habits stricts inspirés de la tenue d’équitation).
Le ténor russe Dmitry Golovnin incarnant le prince désargenté Lev Mychkine (que désigne le terme "idiot" mais dans un sens qui n'a rien de péjoratif, au contraire : comme le compliment dans les contes de Charles Nodier, désignant l'innocence bienheureuse), fraîchement revenu d’un sanatorium en Suisse, capte bien les nuances entre la naïveté et la fatigue du monde qui reposent au cœur de sa figure. La brillance du chant réunit la chaleur humaine et les fines nuances émotionnelles, mettant en valeur la densité arrondie de son timbre. L’interprétation tout à fait humaine du personnage est finement maîtrisée et ne tombe jamais dans le sentimentalisme. Le désespoir est également bien condensé dans les élans fiévreux qui prévoient la mort tragique de la bien-aimée qu’il souhaite « racheter ».
Ekaterina Sannikova incarne Nastassja avec une intensité humaine et frappante, dont le développement dramatique correspond à celui du drame. Son timbre sombre et velouté, doté d’un caractère métallique dans les montées et dans un même temps ténébreux dans les registres plus graves, est mis en valeur par sa netteté et sa précision infaillible, produisant un chant très aisé et naturel. La confrontation avec Aglaïa dans la deuxième partie du drame est l’un des moments les plus dramatiquement et vocalement intenses de la soirée, qui fait confronter les textures, la densité et la force des femmes au cœur du récit et de la scène.
Ieva Prudnikovaitė incarnant Aglaïa (fille du général Jepantchine) lui rend une profondeur nécessaire et ne se contente pas d’être une simple antithèse de Nastassja. Son timbre, un degré plus sombre que celui de celle-ci, assure à la fois un contrepoids puissant et l’aspect imposant du personnage. Sa confrontation avec Mychkine, très humaine et organique du point de vue dramatique, fait montre d’une grande maîtrise des nuances avec une patience qui assure aux montées leurs explosives élégances.
Dmitry Cheblykov incarne le riche héritier Rogojine, prétendant de Nastassja qui la tue lorsqu'il la conquiert (ne supportant pas qu'elle soit désirée). Sa figure sombre et sans scrupule n'omet pas son aspect poétique. L’obscurité du timbre met en valeur sa force solennelle, et la concentration se réunit à la densité et à la clarté dans les transitions entre les registres. D’une présence scénique puissante, il attire facilement et naturellement l’attention.
Aussi imposant est Petr Sokolov en Lébédeff : fier et puissant dans ses élans, imposant dans les registres graves, de bout en bout régulier et aisé. L’intensité de son timbre au caractère obscur consolide sa présence scénique et l’insère dans le triangle avec Mychkine et Rogojine.
Mihails Culpajevs (Gania, valet de Rogojine), malgré sa représentation qui force le trait dans le comique avec sa marche constamment pressée et nerveuse, parvient à s’imposer par la brillance impressionnante du timbre et la liberté du chant. Particulièrement remarquées sont les percées qu’il livre sans hésitation et avec une concentration stratégique d’intensité.
Valery Gilmanov (le général Jepantchine), au timbre aussi sombre, réunit sa puissance vocale à la densité texturale avec précision d’articulation. Sa figure ressort dignement et ne tombe jamais dans la caricature malgré son unidimensionnalité. Incarnant sa femme Jepantchina, Ksenia Vyaznikova installe et déploie la densité et l’intensité de son timbre sombre et arrondi, tout à fait adapté pour la matriarche. Tatjana Schneider (Alexandra, deuxième fille du général et sœur d’Aglaïa) est douée d’un lyrisme intense qui met en valeur son timbre cristallin. Kamile Bonté (Barbara, sœur de Gania) est ardente dans les élans qui profitent de la densité, de la richesse des nuances et de la chaleur de son timbre.
Alexey Dedov (Totzki) est soigneux dans les articulations et le flux, produisant des points culminants d’une intensité remarquée, inoubliable malgré sa brève apparence. La soirée profite également du rôle muet d’Adélaïde (troisième fille du général et sœur d’Aglaïa et Alexandra) incarnée par Bernadette Kizik, et du pianiste Mennan Bërveniku qui joue sur scène pendant la Fête de Nastassja.
Le Chœur Arnold Schoenberg (en phalange masculine et sous la direction d’Erwin Ortner) contribue avec une densité considérable aux scènes de collectivité, interagissant avec les solistes.
La direction musicale de Thomas Sanderling offre une démonstration de la palette nuancée de l’Orchestre symphonique de la radio de Vienne. Les moments dramatiques, épine dorsale de l’opéra, trouvent un ancrage sûr dans le fondu du registre bas : un abyme profond fait des murmures ténébreux des contrebasses et ponctué par la vaste résonance des cuivres. Les textures sont bien saisies et organisées dans les passages inspirés de la chanson folklorique russe, avec ses balancements vifs et chantants. La masse sonore réunit une grande puissance narrative, dont la clarté d’intention consolide l’aspect visuel.
La soirée ainsi portée par l'unité entre la scène et la fosse d’orchestre, recueille l’appréciation enthousiaste des spectateurs.