Kožená et Haïm : Héroïnes Baroques au TCE
Ce concert au Théâtre des Champs-Élysées commence par le traditionnel passage à travers les rangs du premier violon pour accorder avec précision les délicats instruments anciens du Concert d’Astrée. Emmanuelle Haïm entre ensuite et, avant même la première note, elle secoue la tête dans son mouvement saccadé caractéristique qu'elle gardera tout au long du concert. Sa battue est composée de brefs mouvements extrêmement rapides, les postures expressives et statufiées sur chaque pulsation. Grâce à cette gestique, le son des musiciens est parfaitement en place rythmiquement au sein des lignes. Les gestes secs de la directrice présentent un marcato extrême (notes martelées), en particulier sur l'introduction de "Quelle plainte en ces lieux m'appelle" (l'Air de Phèdre dans Hippolyte & Aricie de Rameau) jouée par les instruments graves. Haïm ménage des plages de silence saisissantes. Hélas, l'avant-geste étant réduit, les musiciens semblent peiner à prévoir la nouvelle battue : les départs ne sont donc pas toujours en place. Les instrumentistes talentueux retrouvent toutefois immédiatement leur harmonie, non seulement rythmique mais aussi dans le mariage de leurs timbres (avec une mention spéciale pour l'association du chaleureux hautbois avec le basson allégé).
Emmanuelle Haïm (© Marianne Rosenstiehl)
Après l'introduction instrumentale ("Entrée pour les Habitants des bois", extrait d'Hippolyte & Aricie de Rameau), Magdalena Kožená apparaît depuis la coulisse et s'avance jusqu'à l'avant-scène avec inspiration. Elle chante son premier air les yeux écarquillés, le coude collé à ses côtes pour figurer à la fois le caractère protecteur mais aussi menaçant de Diane : "Sur ces bords infortunés je fais régner la paix ; Qu'elle verse sur vous des douceurs éternelles. Ah ! Vous ne la perdrez jamais, Si vous m'êtes toujours fidèles." La chanteuse retourne ensuite en coulisse, le temps d'une Marche pour les Prêtresses de Diane ainsi que de quelques menuets, avant de reparaître, le regard abattu pour figurer les malheurs de Phèdre. Si elle allège beaucoup les graves c'est parce qu'elle n'est pas à l'aise dans ce registre dont elle n'atteint pas toutes les notes, mais elle ne force pas davantage dans les médiums et l'aigu qu'elle maîtrise. Le vibrato rapide et léger de la mezzo-soprano tchèque s'enchaîne sans même qu'on ne le remarque avec ses légers trilles. D'autant plus que l'ensemble se mêle délicieusement avec la flûte, pleine d'un souffle cotonneux.
Magdalena Kožená (© Jiří Sláma, C.E.M.A.)
Outre Diane, Hippolyte & Aricie de Rameau met donc en scène les souffrances et les soupirs de Phèdre. Le Concert d'Astrée, notamment par cette mise en place précise des entrées que nous avons soulignée, en offre une version analytique. Chacune des lignes mélodiques est claire, distincte, repérable. Après cette œuvre, vient un autre opus de Rameau : la Suite de Dardanus. Le tempo s'y fait de plus en plus pressant, les violons en viennent à sautiller comme sur des danses irlandaises. Cela soulève l'enthousiasme du public qui mêle ses applaudissements ravis au roulement de grosse caisse introduisant un galop effréné. Enfin, la dernière œuvre dans cette première partie entièrement consacrée à Rameau est l'air "Tristes apprêts" tiré de Castor et Pollux (un air que vous pouvez notamment retrouver en vidéo, avec ces mêmes interprètes : dans notre #VidéÔlyrix de cette semaine, et qui a également été popularisé par le film Marie-Antoinette de Sofia Coppola). Cet air construit un drame puissant par des moyens aussi simples qu'efficaces : des crescendos vocaux (parfaitement tenus puis vibrés par Kožená) sur une nappe de cordes ponctuée d'un contrechant du basson.
Après l'entracte, la Médée de Marc-Antoine Charpentier offre une occasion d'apprécier la délicatesse du texte de Thomas Corneille et de l'articulation de Magdalena Kožená. Le français de cette chanteuse tchèque est absolument remarquable, avec en outre une légère coquetterie dans des "s" légèrement zozotant. Vocalement, Kožená déploie parfois un son plein qui résonne dans tout le théâtre, mais c'est pour mieux le ramener dans l'intime caverne sonore de sa bouche entrouverte, les lèvres immobiles. Elle atteint le sommet de son interprétation dans la folie meurtrière « Il aime ses enfants, Ne les épargnons pas » et conserve ce sang bouillonnant malgré le calme qu'elle recherche sur « Ah ! Trop barbare mère, Quel crime ont-ils commis pour leur percer le sein ? » Le concert s'achève dans les Indes galantes de Rameau. Le "Vaste empire des mers" déchaîne les double-croches dans les graves, ainsi que la machine à vent et la plaque métallique pour le tonnerre du percussionniste.
Magdalena Kožená (© Ester Haase - GD)
L'ensemble des musiciens, menés par les deux héroïnes à chevelure flamboyante, reçoivent de chaleureux applaudissements à la fin de chaque partie du concert. Cet accueil et leur générosité leur font offrir 3 bis au public : Alcyone de Marin Marais (réservez ici vos places pour l'entendre à l'Opéra Comique avec Lea Desandre et Jordi Savall) avec l'air du Matelot "Amant malheureux, Si mille écueils fâcheux Troublent vos vœux, Le désespoir est le plus dangereux". Puis Ariodante de Haendel (suivez ce lien pour l'entendre au TCE avec Joyce DiDonato !) qui semble tout d'abord avoir manqué de répétition, mais qui gagne au fur et à mesure en volume, en mise en place, en justesse et surtout en expressivité. Enfin, Emmanuelle Haïm s'installe elle-même au clavecin pour le 3ème encore : Les Tourments de l'amour de Monteverdi. Kožená y obtient de sonores bravi et une quinzaine de spectateurs se lèvent même d'enthousiasme.
Retrouvez Magdalena Kožená et Emmanuelle Haïm, en compagnie de Rolando Villazón et Katherine Watson pour Le Retour d'Ulysse dans sa patrie de Claudio Monteverdi au Théâtre des Champs-Élysées du 28 février au 13 mars 2017 : vos places à partir 35€ vous attendent à ce lien.