Incontournable à l’approche des fêtes, l’Oratorio de Noël au TCE
La salle du Théâtre des Champs-Élysées est comble pour accueillir l’Orchestre et le Chœur de l'Âge des Lumières (The Age of Enlightenment), dirigés par Masaaki Suzuki, interprète renommé de Jean-Sébastien Bach. Sur scène se déploie un effectif conséquent, au-delà du minimum requis par le compositeur dans le mémorandum qu’il adresse en 1730 à la municipalité de Leipzig, « pour une musique sacrée bien ordonnée » : les violons sont par quatre, de même que les voix du chœur. On remarque d’emblée une spatialisation efficace, dans le respect de la modestie et de la discrétion requis par l’œuvre. Tous les solistes chantent dans et avec le chœur, disposé en ligne derrière l’orchestre, et ils s’avancent aux côtés du chef pour leurs airs et récits. La construction de l’oratorio tient le milieu entre la cantate et la passion : cette première partie du Weihnachtsoratorium (Oratorio de Noël), qui raconte le voyage de Nazareth à Bethléem, la naissance de l’Enfant Jésus, l’apparition de l’Ange aux bergers et leur visite à la crèche, est constituée en réalité de trois cantates distinctes destinées aux trois premiers jours de Noël. À l’image des passions cependant, la narration est confiée principalement à l’Évangéliste, Luc en l’occurrence.
Jean-Sébastien Bach
Le ténor Jeremy Budd a sans conteste les qualités vocales requises pour ce rôle si particulier : d’une clarté d’élocution remarquable dans les récitatifs, il parvient à convaincre avec évidence, sans laisser deviner l’effort fourni. Il fait le choix d’une lecture assez détachée, avec un investissement corporel moindre. Il est finalement lecteur de l’Évangile plutôt qu’incarnation de l’évangéliste, lecture judicieusement appuyée par le surtitrage en français. Il démontre plus tard, dans l’unique aria de ténor, "Frohe Hirten, eilt", une agilité qui rivalise avec celle du traverso, équivalent baroque et boisé de la flûte traversière moderne. Ces premiers épisodes de la Nativité oscillent entre franche jubilation et émerveillement intérieur. Le chœur qui ouvre la première cantate est porté par les timbales et trompettes, remarquablement brillantes alors même que la scène du Théâtre des Champs-Elysées assourdit ces timbres. Dès le septième numéro, la modernité de Bach nous surprend avec un choral entrecoupé d’un récit de basse. Cette superposition d’éléments hétérogènes, technique proche du collage qu’il affectionne particulièrement, prend tout son sens lorsque l’implantation scénique éloigne les voix angéliques des sopranos des éructations de la basse. Cela suffit à créer l’espace de la Nativité, comprise comme lieu de la rencontre entre l'humain et le divin. La seconde cantate décrit un paysage sonore bien différent dont les protagonistes sont des bergers.
Le Cantor de Leipzig ne se laisse pas aller pour autant aux clichés de la musique pastorale, mais les hautbois, symboliques musettes, nimbent la Sinfonia introductive d’une douceur inouïe. Le messager céleste se manifeste bien vite sous l’apparence de la soprano Anna Dennis, au timbre sans aspérités, jamais perçant mais toujours puissant. Elle fait preuve d’une telle intelligence du texte que ses mots paraissent des phylactères issus de sa bouche, comme on le voit sur les peintures de la Renaissance.
Hans von Kulmbach - Jeune fille faisant une couronne (avec les phylactères)
Dans la dernière cantate, ses tremblements vivifiants rendent son duo avec le baryton-basse Ashley Riches irrésistible. Les deux tessitures extrêmes se livrent à de continuels jeux d’imitation contrapuntique, de mouvements contraires et d’union homophonique qui en appellent à la commisération divine, "Herr, dein Mitleid". On peut regretter cependant, en d’autres endroits, la relative faiblesse des graves d’Ashley Riches, mais cette légèreté de baryton lui confère une aisance appréciable dans les récits. Quant à l’alto, chanté par le contre-ténor Robin Blaze, s’il captive les auditeurs à sa première entrée par une longue messa di voce (crescendo puis decrescendo d'une même note) sur "Schlafe" ("Dors", "Sommeil"), il déçoit dans la suite de la berceuse par des inégalités de registre trop prononcées et une instabilité de la justesse lorsqu’il retourne vers la voix de poitrine. Dans la dernière cantate, tandis qu’il chante le miracle de la Nativité, ses fragilités deviennent touchantes et forment un écrin délicat ; malheureusement, le violon solo se montre dans le même temps inutilement sensuel, malgré d’indéniables qualités musicales. Il semble finalement que la direction musicale ne soit pas assez affirmée pour que les intentions d’interprétation prévalent sur l’expression des personnalités. Les qualités respectives des solistes rejaillissent sur le son du chœur, ainsi caractérisé par des voix féminines fulgurantes et des altos en retrait sur toute la durée du programme.
Robin Blaze (© Dorothea Heise)
Les trois cantates étaient ce soir entrecoupées d’un motet de louange à double chœur, "Singet dem Herrn" (BWV 225). Les choristes sont donc divisés en deux demi-cercles, ils s’approchent et entourent les instrumentistes pour un moment de communion. L’orchestre, en effectif réduit, double les voix selon cette logique symétrie : à gauche, un groupe de cordes, à droite, la bande d’anches ; et au centre l’inamovible basse continue, faite de l’orgue et de la contrebasse. On retrouve ainsi les anges (les violons) et les bergers, représentés par la famille des hautbois au complet, da caccia au corps recourbé ou d’amore au pavillon enflé. Bach déploie tout son savoir-faire au cours des trois mouvements du motet et explore différentes configurations : chœur contre chœur, solistes contre tutti, réunion par pupitres pour des entrées en fugato (les différentes voix se poursuivent). Si les chanteurs et musiciens anglais servent parfaitement la partition de Bach sous la baguette de Suzuki, leur interprétation de cette moitié d’oratorio manque de cette ferveur qui pourrait transporter l’avenue Montaigne en Galilée.
Masaaki Suzuki (© Marco Broggreve)
Vous pouvez encore réserver vos places pour passer une belle fin d'année au Théâtre des Champs-Élysées, pour cela, cliquez sur : Don Giovanni de Mozart jusqu'au 15 décembre, Le Messie de Haendel avec Sandrine Piau et Hervé Niquet le 17, ou bien y commencer l'année en beauté par le Récital Roberto Alagna / Alexandra Kurzak le 9 janvier.