La Nonne sanglante à Saint-Etienne, le jour et l’Inuit
Il aura fallu attendre près de trois ans pour enfin entendre à Saint-Étienne cette si rare Nonne Sanglante de Gounod reportée par le Covid, qu’une production de l'Opéra Comique en 2018 avait contribué à remettre en lumière à l’occasion du bicentenaire de la naissance du compositeur.
L’Opéra de Saint-Étienne se fait ainsi un devoir d’exhumer ces partitions oubliées : Dante de Benjamin Godard, Cendrillon de Nicolas Isouard, Lancelot de Victorin Joncières, Andromaque de Grétry pour ne citer que les plus récentes affiches, auxquelles s'ajoute donc (une nouvelle fois avec l’active collaboration du Palazzetto Bru Zane) cet opéra de Gounod dont de nombreux thèmes préfigurent déjà Faust ou Roméo et Juliette.
Un propos en phase avec le monde moderne ?
De cette dernière collaboration entre les librettistes Eugène Scribe et Germain Delavigne, Julien Ostini entend ici faire une adaptation moderne sans l’être tout à fait, puisque se voulant d’inscription « neutre et atemporelle ». La modernité est à chercher dans le message « féministe et écologique » qu’entend faire passer le metteur en scène à travers cet opéra où le monde, comme l’indique la note d’intention, serait dépourvu « de compassion, d’écoute, de douceur, car régi par des hommes ». Quant à la Nonne, elle se voit la victime « d’une société archaïque et machiste » qui, comme le suggère le metteur en scène, pourrait ne pas être si lointaine de la nôtre.
Ce propos se traduit par un décor (également signé Julien Ostini) voulu comme « froid et austère », un décor de glace sur lequel tombe une neige couleur sang, et dont les lumières travaillées de Simon Trottet, tournées vers le rouge feu et le bleu de glace, contribuent à donner un côté mystique et hostile. Point de Bohème médiévale en somme, mais bien davantage un univers des grands pôles peuplés par des Inuits que Véronique Seymat et toujours Julien Ostini habillent ici avec des peaux de bêtes, fourrures et vestes à franges qui font plus vraies que natures.
Au pied de leur banquise, ou ceints par de grandes sculptures et arches qui évoquent l’île de Pâques ou la Papouasie, autres terres suffisamment lointaines pour rester mystérieuses, ces autochtones semblent tout disposés à vivre de rites et de combats (en somme une vie aussi sanglante que cette Nonne qui vient ici hanter leurs nuits).
Un univers glacial et de glace (symboliquement et littéralement) que vient faire fondre (comme en témoigne l’attention et la réaction des auditeurs) l’amour enflammé de Rodolphe et Agnès mettant les sangs en ébullition.
Une chanson de glace et de sang
Le rôle-titre, cette Nonne à glacer le sang revient à Marie Gautrot, errante présence aux traits fantomatiques, avec son visage aussi blanc que cette robe tachée de sang à la poitrine. De cette froideur glaciale dans l’apparence, se dégage un mezzo plein d’ardeur, riche de timbre et en rondeur (notamment vers les notes graves).
Agnès est incarnée par Erminie Blondel qui joue d’un registre bien plus humain, porté par des sentiments d’amour et non de vengeance ici exprimés avec le velours de son timbre, nourrissant une voix expressive et ample sachant se faire sonore et puissamment projetée autant que retenue (selon qu’il s’agisse de dépeindre l'effroi, l’amour ou l’affliction).
Jeanne Crousaud campe un page tout en candeur et spontanéité, plus joueur que résolument effronté, avec un soprano fleuri et joliment timbré qui s’épanouit en d’hardis aigus dans le délicieux “Un page de ma sorte”. La tout aussi joviale et guillerette Anna déploie les vifs et chatoyants contours du soprano de Charlotte Bonnet.
Une performance marathon
Dans ce rôle-marathon de Rodolphe, qui le sollicite sur les deux tiers de l’ouvrage, Florian Laconi s’acquitte d’une performance olympique comme le métal luisant de son timbre. Souffle, couleurs, puissance et maîtrise de la projection, amplitude de la tessiture concourent à l’incarnation de cet amant torturé.
Jérôme Boutillier déploie la puissance et la majesté du Comte de Luddorf et d’un baryton à l’émission chevaleresque, dégageant une chaleur propre à faire fondre la banquise alentour.
Le saisissant Pierre l’Ermite de Thomas Dear donne à entendre une voix de basse sépulcrale, aux graves creusés et émise avec assurance (faisant regretter que cet ermite se fasse si rare, au monde et sur scène).
Le Baron Moldaw de Luc Bertin-Hugault a un valeureux instrument de baryton-basse qui sait se faire percutant et sonore. Raphaël Jardin campe, enfin, un Fritz enjoué, au timbre clair dont la touche de légèreté est un vent de fraîcheur au cœur du crépuscule.
Briser la glace
À la tête de l’Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire, Paul-Emmanuel Thomas offre une direction aussi énergique que précise et soucieuse des équilibres avec le plateau vocal, pour donner tout son relief lyrique et mélodique à cette partition qui n’en manque pas. Les thèmes évoquant la guerre, le fantastique et bien sûr l’amour, se distinguent dès l’ouverture et au fil de la partition, incluant le ballet où s’illustre une troupe de danseurs à la mécanique gestuelle bien réglée par la chorégraphe Florence Pageault. Le Chœur maison se fait puissant et fort homogène pour se mettre au diapason de cette seconde résurrection de La Nonne sanglante, saluée par une vibrante ovation. Assurément, une nouvelle seconde chance qui en appelle déjà d’autres…