Lady Macbeth triomphe encore de la terrible Mtsensk à Genève
La production de Calixto Bieito a vu le jour en 2014 à l'Opéra Ballet de Flandre alors dirigé par Aviel Cahn désormais directeur du Grand Théâtre de Genève et qui préside donc à cette reprise. Trois des interprètes de 2023 étaient déjà présents en 2014 (Kai Rüütel en Sonyetka, Ladislav Elgr en Sergueï et Aušrinė Stundytė qui a également depuis marqué les esprits dans ce rôle principal, version Warlikowski à Bastille).
L'action se déroule ici dans un désespérant complexe industriel (plutôt que dans un abattoir chez Warlikowski et un moulin chez Chostakovitch et son librettiste Alexandre Preis). La scène se compose de deux espaces superposés soutenus par des échafaudages démontés pour laisser fouetter le vent des steppes sibériennes et du bagne. La boue de l’avant-scène envahit les êtres, les esprits, les vêtements, les visages, confondant les personnages, les maculant de leurs haines et de leurs luttes (jusqu’à devenir indistincts, même sous la brutalité douloureuse de l'éclairage industriel).
L’intensité des prestations et des voix semble alors d’autant plus vouloir exploser dans ce monde fangeux. La caractérisation dramatique et vocale d’Aušrinė Stundytė saisit une fois encore toute l’assistance, avec toute son intensité mais faisant son miel de chaque moment lyrique par un cantabile flexible et des articulations élégantes (même sur les fragments de mélodie brisés qui caractérisent une grande partie du rôle initialement). Jusqu’à la fin de l’opéra elle conserve l’élégance et la fraîcheur de ses lignes d’ouverture.
Ladislav Elgr offre une interprétation pragmatique et sans fioritures du rôle de Serguei, intense pendant à cette Katerina. Son ténor est pleinement seyant pour le rôle, avec son médium froid et calculateur, son aigu plus sauvage et stimulant. Sa présence imposante sur scène, associée à sa maîtrise vocale dépeignent pleinement le portrait de ce personnage qui semble toujours réussir à survivre.
Les membres de la famille Ismaïlov, tous deux destinés à succomber à la folle passion meurtrière de Katerina, sont incarnés par John Daszak et Dmitry Ulyanov : le premier, Zinovi, est tendu comme il faut pour le médium et déploie des aigus indélébiles comme l’intensité de sa présence, tandis que le second, Boris et son fantôme, est un lubrique et détestable beau-père dont la brillance vocale dans le registre supérieur répond à ses ambitions encore juvéniles (mais avec aussi assez de puissance dans les registres inférieurs pour imposer son autorité paternelle au fils comme à la belle-fille).
Kai Rüütel revient en Sonyetka avec son mezzo-contralto chaleureux qui semble parfois en contradiction avec la relation brutale et destructrice qu'elle entretient avec Serguei. Ses lignes déclamatoires sont néanmoins délivrées avec précision et passion (envoûtement même dans le grave) malgré le lyrisme limité du rôle.
Les seconds rôles sont également remarqués. Michael Laurenz interprète avec d’autant plus d’agilité et de brillance dans son ténor le rôle du paysan en short boueux. Alexander Roslavets déploie sa voix forte, grande et soutenue sur tout le registre, aussi bien dans le rôle du pope que dans celui du vieux forçat qui dirige le chœur, sachant toujours allier agilité vocale et habileté dramatique.
Alexey Shishlyaev emmène avec son autorité vocale et dramatique le groupe de policiers corrompus et blasés, avec un baryton agile aux couleurs allant du lyrique au sauvage.
Trois membres du jeune ensemble du Grand Théâtre se voient confier de petites parties. William Meinert adapte bien son timbre de basse et son phrasé pour apporter avec clarté la nouvelle qui déclenche le départ de Zinovi, tandis que les deux autres campent des victimes : Julieth Lozano dans le rôle de la très maltraitée mais éloquente Aksinia (lorsque la partition lui offre des lignes vocales quittant les cris), et le malheureux professeur arrêté, auquel le ténor Omar Mancini donne de beaux contours vocaux.
Cet opéra repose énormément sur le chœur. Rarement absent de la scène, et préparé par Alan Woodbridge, le Chœur du Grand Théâtre de Genève balaye les riches intentions du drame, sauvages, ironiques, voire les deux. L’ensemble vocal est serré avec des attaques nettes et des phrases bien formées.
Alejo Pérez dirige l'Orchestre de la Suisse Romande avec courage et diligence. Si quelques décalages se produisent entre le plateau et la fosse, celle-ci déploie amplement vents et cuivres, avec grande rondeur et un excellent équilibre d’ensemble.
La représentation est chaleureusement accueillie par le public genevois, en particulier les phalanges de la maison.