Acquaprofonda : l’opéra participatif et profond d'AsLiCo à Venise
Depuis 1996, le projet “Opera domani” d’AsLiCo prépare les générations d’aujourd’hui à venir et même à chanter à l’Opéra dans des œuvres participatives ou adaptées pour ce faire, afin de préparer ces générations de demain à y revenir. Ce projet qui a notamment inspiré Frédéric Roels à en développer le principe dans ses maisons successives (Liège, Rouen, Avignon) aura sans doute rarement aussi bien porté son nom qu’avec la nouvelle œuvre proposée : “Acquaprofonda”. Créé en 2021 à Rome dans le cadre de ce projet participatif par le librettiste Giancarlo De Cataldo et le compositeur Giovanni Sollima, cet opéra est une réflexion écologique sur la brûlante question de l’eau, aussi bien sa pollution que la hausse du niveau de la mer, qui risque de nous engloutir sous une “eau profonde” et profondément polluée (une inquiétude qui résonne bien entendu tout particulièrement en cette ville où la production est reprise -par La Fenice au Teatro Malibran-, Venise étant particulièrement menacée par la montée des eaux).
La traditionnelle phase de préparation en amont (les enfants se familiarisant avec l'œuvre et apprenant les chants participatifs avec des enseignants et en famille) a ainsi aussi été l’occasion d’une sensibilisation civique en lien avec l’UNICEF sur le droit à l’eau potable et les responsabilités de chacun. L’objectif est ainsi que la “participation” de tous dans ce spectacle, se prolonge par un engagement au quotidien pour former une nouvelle génération écolyrique.
Des fiches de préparation apprennent même à construire une baleine en récupérant une bouteille en plastique vide, du carton, une feuille de papier, dans le kit qui inclut bien entendu les fichiers audios à répéter mais aussi une chorégraphie manuelle (avec la langue des signes) :
La mise en scène de Luis Ernesto Doñas donne aussi l’exemple en multipliant les éléments de récupération, tout en présentant chaque caractère avec clarté colorée : opposant les rouages de l’usine en fond de plateau, la baleine échouée à jardin et la petite barque et voiles côté cour (comme Elisa Cobello oppose les costumes marins au costume de ville du méchant patron, le tout comme sorti du temps et de l’univers de Jules Verne).
La liste des personnages permet de saisir d’emblée l’histoire et ses enjeux : le patron de l’usine qui pollue la mer, le gardien de cette usine qui est le père de la jeune protagoniste Serena, celle-ci convainquant son père d'aider avec le marin la baleine qui s'est échouée (tous les déchets plastiques qu'elle a ingérés se voyant retournés à l'envoyeur : l'usine et son patron).
La brave Serena est incarnée par l’également jeune soprano Federica Livi, qui chante avec brio ses lignes et vocalises, d'une sensibilité touchante en évoquant les berceuses de sa mère. La partition est rendue avec clarté, précision y compris dans les aigus donnant un précieux modèle à la salle.
La créature marine est présente sur scène, plus qu’en un accessoire de par la taille de cette gigantesque “marionnette” avançant portée par des humains, et couverte de drapés qui rappellent là encore une démarche durable de récupération. Benedetta Mazzetto prend en charge son chant, en anglais pour souligner qu’elle vient de loin, mais hélas inintelligible (l’absence de sur-titres étant criante). C’est dès lors dans le rôle de la mère que la mezzo exprime sa voix aussi fraîche et jeune que celle de ses collègues, tout en ayant le soutien de sa tessiture. Pourtant, si les deux “personnages” sont chantés par la même interprète, c’est car le chant de la baleine rappelle à Serena, dans l’histoire, les échos de la voix de sa mère qu’elle a perdue. La baleine finalement sauvée, rendra d’ailleurs par son chant magique, la mère à sa famille…
Le Gardien, père de Serena est confié à Vincenzo Spinelli, ténor également jeune, mais tout aussi sûr grâce à une technique lyrique solide. Andrea Gervasoni chante avec un phrasé clair, d’une voix agile qui épouse gracieusement les sonorités de l'orchestre, traduisant le caractère nostalgique de ce vieux marin qui se souvint du temps où la mer était limpide et riche de poissons et de dauphins. Sa nostalgie se métamorphose en action, lorsque Serena le convainc d’imiter Jonas ou Pinocchio, en rentrant dans le ventre de la baleine pour la débarrasser de son plastique.
Le Patron de l’usine est un méchant absolu de conte de fées, qui non seulement pollue sans vergogne mais ordonne au gardien, père de Serena, de rejeter derechef encore plus de plastiques polluants et de tuer la baleine. Son interprète Marco Tomasoni n’en fait pas moins ressortir le caractère comique (qu’atteint naturellement un méchant si méchant). Sa voix ductile épouse les lignes mélodieuses mais avec une grande acuité pour la musique lyrique-contemporaine de Sollima.
La partition réunit différents styles, à travers les époques esthétiques, mais avec la cohérence et la continuité que représente l’élément marin. La fosse se déploie en vagues romantiques, et en effets sonores aquatiques (de trombes en gouttes), émerveillant visiblement l’auditoire, le plongeant dans l'œuvre comme le fait la scène et bien entendu chaque moment participatif.
L'orchestre comme la salle, suivent le chef Massimo Fiocchi Malaspina qui sait s'affirmer avec clarté, accentuant avec précision et légèreté toutes les couleurs de la partition et du chant.
Toute la salle chante ainsi de bon chœur, preuve du travail fait en amont, et de l’enthousiasme suscité par le projet qui culmine en excitation manifeste.