Champion, opéra coup de poing en direct de New York
L'œuvre s'ouvre sur un monologue, celui d'un vieil homme qui se demande où va sa chaussure, et par extension, où il va lui-même. C'est à travers l'histoire de la vie du -véritable- boxer Emile Griffith que le compositeur a voulu aborder le sujet de la quête de soi, au gré des tourments identitaires d'un Champion, qui le devient un peu malgré lui et parfois contre lui-même. Le vieil Emile entame donc l'histoire, avant que le jeune Emile prenne la relève dans un récit pensé en flash-back, où passé et présent évoluent parfois en parallèle. L'épopée du jeune Emile Griffith commence à Saint-Thomas, dans les Caraïbes, qu'il quitte plein d'aplomb, sachant chanter, jouer au baseball et fabriquer des chapeaux. Il part pour New York retrouver la trace de sa mère et trouver du travail.
C'est ainsi dans une manufacture de chapeaux qu'il rencontre son futur manager, celui-ci repérant le potentiel physique d’un boxer, qui lui rapporterait beaucoup d'argent. Après les séances d'entraînement, Emile pousse les portes du Hagen's Hole, un bar gay où il se sent bien et où il se livre à des confidences sur son passé d'enfant battu et tourmenté (parlant du "démon en lui"). Son prochain combat, l'opposant à un adversaire homophobe et provocateur, va sceller son destin. Piqué par ses insultes, Emile lui assène dix-sept coups en l'espace de sept secondes, le plongeant dans un coma qui durera dix jours, jusqu'à ce que mort s'ensuive.
Dès lors, le Champion est hanté par la tragique fin de ce combat, qu'il ne cesse de se remémorer, allant jusqu'à se demander s’il n'aurait pas voulu tuer son propre "démon" à travers son adversaire. Passant de victoires en victoires à défaites sur défaites, il commence à éprouver des signes de dommages cérébraux dus à la pratique de son sport, qui seront en partie la cause de sa sénilité future, aggravée par l’agression qu’il subit au sortir du Hagen’s Hole, créant un pont entre passé et futur (le vieil Emile prenant la place de la victime quand le groupe d’agresseurs se disperse). Finalement il demande pardon au fils de l’homme qu’il a tué au combat cinquante ans plus tôt, se questionnant sur ce que la société lui reproche davantage : de tuer, ou d’aimer un homme ?
Du côté du livret, le texte de Michael Cristofer paraît parfois un peu redondant, bien qu’il mette en lumière quelques questionnements existentiels intéressants. Mais si certaines répétitions peuvent être mises sur le compte de la démence sénile du vieil Emile, certaines scènes tournent un peu en boucle et perdent malheureusement en efficacité.
James Robinson, également metteur en scène de Fire Shut Up In My Bones, signe ici une production soignée en association avec la chorégraphe Camille A. Brown qui s’occupe d’orchestrer les corps pour les scènes de carnaval, d’entraînement ou de combat, comme elle le faisait déjà pour Porgy and Bess quelques années plus tôt. Le récit, composé de plusieurs tableaux bien distincts s’enchaîne avec fluidité dans les décors d'Allen Moyer, le centre de la scène occupé tantôt par le bar, tantôt par le ring ou laissant la place vide à des moments plus introspectifs. Les côtés sont quant à eux habillés de projections vidéo (de Greg Emetaz) venant renforcer visuellement le propos tandis qu’une boîte en hauteur figure l’appartement du vieil Emile, qui commente à quelques reprises l’action du passé, se déroulant sous ses yeux sous la forme d’un souvenir.
Musicalement, opéra et jazz se croisent et se rencontrent comme passé et présent, et l’Orchestre du Metropolitan Opera fait entendre des sonorités nouvelles, piano, batterie et percussions s’y détachant particulièrement, avec même quelques passages de guitare électrique. La partition alterne entre accompagnement de récitatifs penchant vers le music-hall et passages plus lyriques avec quelques airs isolés. Fréquemment, la cloche caractéristique du ring de boxe se fait entendre, et le pupitre des percussions, particulièrement mis à l’épreuve démontre toute une variété de talent, entre rythmes chaloupés dans les passages au bar et moments plus dramatiques comme lors du combat fatal. À la tête de l’ensemble, Yannick Nézet-Séguin, habillé d’une tenue noire et blanche de boxer pour l’occasion, coordonne avec brio toutes ces nuances de styles et en offre une vision aboutie et cohérente.
Les chanteurs et interprètes qui composent la distribution sont tous investis de bout en bout. À commencer par la touchante présence de Chauncey Packer, qui incarne Luis, le fils adoptif d’Emile, prenant soin de lui dans ses vieux jours, tentant de calmer ses angoisses d’une voix engagée et chargée d’affection. Dans le rôle du jeune homme gay auprès duquel le jeune Emile vient chercher du réconfort, Edward Nelson est très convaincant de sensualité, vocalement et scéniquement. Eric Greene en Benny "Kid" Paret, l’homme que tue Emile au combat (là encore suivant la tragique et véritable histoire) offre tout d’abord la mesure physique du rôle et rend la scène de combat particulièrement crédible. Il pique d’une voix arrogante et sombre son adversaire au premier acte, puis revient dans le second, d’abord en personnage muet qui hante les pensées d’Emile jusque dans son appartement, puis sous les habits de son fils, beaucoup plus sage et mesuré que son père, au point qu’il est difficile de voir qu’il ne s’agit pas de deux interprètes différents.
La performance du très jeune Ethan Joseph en tant qu’Emile enfant est particulièrement remarquée. Intervenant au premier acte dans un air assez conséquent, il impressionne de musicalité et de professionnalisme, déployant un timbre juvénile plein d’assurance et des aigus cristallins qui déclenchent une ovation interrompant brièvement la soirée, et qui reprendra au moment des saluts.
Interprète d’Howie Albert, le manager qui précipite Emile dans l’univers de la boxe, Paul Groves se montre un peu moins à l’aise que le reste de la distribution dans le phrasé, parfois un peu tendu, comme gêné dans l’aigu qui faiblit en justesse à certains endroits. Il se montre plus à l’aise dans les passages parlés et compose tout de même un personnage intéressant.
Du côté des rôles féminins, Stephanie Blythe embrasse le rôle de la tenancière du Hagen's Hole au langage fleuri avec un apparent plaisir. Son expérience comme chanteuse de cabaret fait mouche et la voix, veloutée, sonne comme un instrument à part entière, tantôt séduisant, tantôt mystérieux. Latonia Moore en mère négligente se montre d’abord assez désopilante, faisant grincer ses graves dans un air groove qui se veut séduisant, alors même qu’elle ne reconnaît pas son fils. La chanteuse étoffe ensuite de plus en plus son personnage jusqu’à son air au deuxième acte où son personnage explique les difficultés l’ayant conduite à abandonner un à un ses enfants. Accompagnée par des pizzicati (pincés) de contrebasses, la voix seule exprime toute la douleur d’une mère, dans ce passage évoquant Gershwin. Les sanglots se colorent dans le médium très solide de la chanteuse qui développe une ligne et un vibrato très maîtrisé, toujours à la frontière du pleur.
Enfin, les deux interprètes d’Emile Griffith complètent l’affiche en formant aussi un duo à quelques reprises. Eric Owens ouvre et referme l’opéra dans un touchant et sincère questionnement intérieur. Les tourments s’entendent dans les graves, habités, tandis que les interrogations se ressentent quand la voix parfois se casse au passage vers l’aigu. La composition de son personnage, dont la santé mentale défaille est d’une grande transparence et offre un beau contraste avec la prestation énergique et nuancée de Ryan Speedo Green en Emile jeune. Celui-ci se donne entièrement à son rôle, parfaitement crédible en boxeur, à l’aise dans tous les registres musicaux ou scéniques. Le timbre est coloré et la voix vibre aisément, dans l’émotion ou dans le triomphe. Sa composition lui vaut un tonnerre d’applaudissements aux saluts, partagé pour le reste de la distribution, qui a visiblement conquis le public new-yorkais. Dans la salle de cinéma, le public semble exprimer moins d’enthousiasme mais reste intéressé par ce portrait d’homme porté en musique.