Ariodante aux couleurs de l’Écosse à l’Opéra de Paris
Après une version de concert et une annulation (en raison de grèves), le Palais Garnier présente la mise en scène de Robert Carsen, admirateur inconditionnel des opéras du compositeur, et qui poursuit donc avec Ariodante son itinéraire Haendélien (sa production d’Alcina reprise depuis 1999 à l’Opéra de Paris avec ses enchantements s’est installée durablement dans les mémoires). Son approche d’Ariodante -ouvrage créé la même année qu’Alcina- apparaît ancrée dans la même veine. Elle entraine le spectateur dans le lieu originel de l’action de l’ouvrage, sous le ciel écossais, au sein d’un vaste château qui possède indéniablement les allures baronniales du manoir de Balmoral, lieu de villégiature de la famille royale anglaise depuis le milieu du 19ème siècle. Les tonalités de vert tartan imprègnent l’ensemble des décors qui reflètent par ailleurs ce quadrillage spécifique qui sert de base aux tissus écossais, en premier lieu aux kilts masculins.
À la chambre de Ginevra avec son immense lit à baldaquin, succèdent une première salle de réception avec des cerfs empaillés qui semblent comme surgir par l’ouverture des portes, puis une somptueuse salle d’apparat avec ses armures anciennes, ses trophées de chasse et ses joueurs de cornemuse : elle doit accueillir le mariage d’Ariodante et de Ginevra.
Au 2ème acte, la fastueuse bibliothèque de travail du Roi d’Ecosse s’ajoute à l’ensemble. Au fil du déroulement de l’action, une paroi de bois verte elle aussi, descend des cintres afin d’isoler momentanément l’avant-scène, ce à plusieurs reprises, facilitant ainsi les changements de décors, mais permettant aussi aux interprètes d’interpréter certaines arias solos au plus près du public et au metteur en scène d’animer plus encore les interstices de l’ouvrage.
Utilisant une figuration importante, la mise en scène de Robert Carsen malgré ses multiples références à une certaine actualité monarchique, ne tombe jamais dans l’anecdote ou le conventionnel. Bien au contraire, par ce biais, elle actualise les situations tout en les rendant lisibles et originales, ce tout en reposant sur sa direction d’acteurs. Robert Carsen règle chaque instant, chaque geste avec une minutie éclairante, conférant à chaque personnage une personnalité propre et une sensibilité particulière.
Chaque instant de cette production s’avère ainsi captivant, comme avec ces hordes de journalistes et de paparazzi traquant la Princesse Ginevra à la façon de Lady Di, jusqu’aux surprises finales toutes emplies d’un humour salvateur.
Même sa façon d’aborder le personnage du traître et ambitieux Polinesso échappe aux approches traditionnelles. Il en fait un personnage prêt à sauter sur toutes les filles qui passent à sa portée et dévoré d’une ambition sans limite, prompt à se saisir de la fameuse valise rouge remise chaque jour au souverain régnant et contenant les rapports secrets des services de sa Majesté.
Plus que des clins d’œil, ce souci du juste détail vient enrichir le propos global pour le rendre plus vivant, plus habité (ainsi, le brassard de deuil discrètement porté au bras par Lurcanio à l’annonce de la mort de son frère Ariodante). Par ailleurs, le metteur en scène canadien est passé maître dans l’art de la succession des scènes et des ruptures d’ambiance. Ariodante interprète son aria fameux Scherza infida, moment ô combien décisif de l’ouvrage, dans une semi pénombre presque crépusculaire puis sort de scène avant que ne surgissent sous une lumière presque crue et sans transition de la chambre de Ginevra, Polinesso et Dalinda en tenue légère et encore bien émoustillés par leurs ébats amoureux. Le quatuor Ariodante/Ginevra/Lurcanio/Dalinda file à l’anglaise après avoir troqué ses habits de cour -qui finiront dans une poubelle verte de la Ville de Paris-, pour des vêtements décontractés actuels.
La scène finale voit ensuite surgir une foule de curieux et de touristes venant visiter le Château de Balmoral et sa grande salle désormais occupée, à gauche, par des effigies en cire d’Harry et Meghan, et à droite par celles de William et Kate, le roi Charles III déjà couronné occupant le centre.
Outre la mise en scène, Robert Carsen s’est chargé des décors en collaboration avec Luis F. Carvalho mais aussi des lumières toujours subtiles dans leurs différentes combinaisons, ce avec l’appui de Peter van Praet, tandis que Luis F. Carvalho a créé les costumes très représentatifs de l’Ecosse des Clans avec une touche particulière pour les habits féminins, riches et d’une profonde texture. La chorégraphie signée par les soins de Nicolas Paul occupe de surcroît une place déterminante au sein de ce spectacle. L’annonce du mariage prochain d’Ariodante et Ginevra donne libre cours à des danses savoureuses et emplies de vie, inspirées des danses de cour ou folkloriques des Highlands. Le sommeil tourmenté de Ginevra, alors aux portes de la folie après l’annonce de la mort de son fiancé et son reniement par son père, vire au cauchemar avec l’apparition d’un Ariodante démultiplié par la troupe de danseurs, puis par l’entrée en scène des doubles arrogants et menaçants de Polinesso.
Les interprètes confirment leur prestation donnée précédemment en version concertante (notre compte-rendu) et en déploient encore de nouveaux en-chantements. La mezzo-soprano Emily D’Angelo dans le rôle-titre joue d’une apparence androgyne et d’une présence délicate, comme de sa voix longue soutenue par un souffle qui semble inépuisable, au timbre rond et aux graves imposants.
À ses côtés, Olga Kulchynska rayonne de beauté dans le rôle tourmenté de Ginevra. Sa voix aux aigus amples et libres de toute contrainte, vient se marier au mieux avec celle d’Emily D’Angelo.
Tamara Banjesevic fait forte impression en Dalinda, voix de soprano affirmée et aux aspects plus dramatiques.
Le contre-ténor Christophe Dumaux campe un Polinesso plus réellement savoureux que foncièrement méchant ou sombre : ses manigances, pour dangereuses ou sordides qu’elles soient, ne pourront contrecarrer l’amour naissant. La voix se déploie avec facilité et virtuosité, avec ce timbre un peu particulier, un rien opaque qui ne nuit pas -bien au contraire- à la restitution du personnage incarné.
Le ténor Eric Ferring, avec cette chevelure rousse (qui n’est pas sans rappeler celle d’Harry), distille dans le rôle de Lurcanio un chant tout en finesse et fort expressif, tandis que le ténor Enrico Casari se fait remarquer par la chaleur de son timbre dans le rôle du secrétaire du roi, Odoardo.
Fort d’une vaste expérience consacrée principalement au concert et à Haendel en premier lieu, le baryton-basse Matthew Brook campe un vieux roi d’Ecosse bienveillant, avec toute la noblesse requise et une expression affirmée lorsque le malheur le touche.
Le Chœur de l’Opéra national de Paris, préparé par Alessandro Di Stefano, se montre à la hauteur de l’enjeu et de l’événement, pour cette partition demandant l’alliage de la noblesse et de l’intensité. Sous la baguette d’Harry Bicket, The English Concert met un peu de temps à se mettre en place, pour ensuite trouver une plus juste dimension. Le rendu global pourrait être un peu plus brillant, plus expressif à certains moments et durant dans les mouvements vifs. Mais la nuance abonde et l’accompagnement des mouvements lents, notamment dans les arias, s’avère irréprochable et démontre une sensibilité profonde de la part du chef et de ses effectifs.
La salle debout salue sans réserve cette production particulièrement riche qui rend doublement heureux et souriant en ces temps de morosité. Robert Carsen peut poursuivre son chemin Haendélien en toute sérénité et confiance.