Carmen à Toulon : de la corrida à la piste aux étoiles
La mise en scène travaille ainsi la mise en abyme, le spectacle dans le spectacle. L’arène devient le chapiteau, la corrida le cirque (une idée qui avait par ailleurs été utilisée pour donner cet opéra en version participative à destination de la jeunesse). L’univers circassien assume ici aussi son décorum (Margherita Palli) et son cérémonial, y compris littéralement, avec ses animaux dressés (avec éléphant lors de l’apparition de Carmen, chiens savants) ses acrobates aussi, alors qu’une cage de fauve fait office de prison, pour Carmen ou Don José. S’y déroulent des tours risqués et tragiques, jouant entre la vie et la mort, avec dextérité et traçant de claires comparaisons entre ces deux univers : le tauréador est tel un acrobate face au taureau, les gens du cirque sont eux aussi des nomades, gens de voyages suscitant la méfiance et la fascination à la fois.
Les chorégraphies de Valentina Escobar servent alors à pleinement ramener et plonger dans l'univers de Carmen : avec un flamenco tendu jusqu’à la transe, armée de talons et de paumes de mains. Les costumes de Giancarlo Colis parent les protagonistes d’un hispanisme d’époque : volants, éventails et fichus féminins, chapeaux, uniformes et tailloles masculins, et surtout la cape, capable de recouvrir l’arène de sa couleur de sang.
La mezzo-soprano française Anaïk Morel (remplaçant Ketevan Kemoklidze, souffrante) offre au rôle-titre la qualité de sa diction, aussi appréciable qu'importante pour une œuvre chantée, mais également dialoguée. Son timbre produit un souffle capiteux. Son vibrato se pare d’un contour envoûtant, à l'arabesque orientale jouant avec précision entre les tons et les couleurs. Les graves sont moelleux ou amers, atteints et quittés avec souplesse.
La soprano guatémaltèque Adriana Gonzalez traduit l'innocence première de Micaëla avec ses pianissimi s'élevant dans l'aigu comme la voix se lève vers les cieux, mais elle traduit aussi sa résolution par l'aisance de l'agilité vocale et même sa dimension tragique par sa longueur de souffle et de voix.
La Frasquita de la soprano française Emy Gazeilles étincelle, de sa voix ciselée, aux couleurs de printemps. La Mercedes de la mezzo-soprano Albane Carrère apporte ses ombres apaisantes et sereines, balancées par un vibrato naturel. Elles se complètent sur le plan vocal et physique, énergétique et émotionnel, alors que Carmen, dans le trio des cartes, apporte sa couleur funeste.
Don José est le ténor germano-américain Eric Fennell, altier et engagé physiquement dans ce rôle complexe, dont il assume la faiblesse virile, l’amour et l’honneur perdus, jusqu’au bout. Sa technique vocale est impeccable, à l'image de son travail de diction, mais il reste en retrait, sur le plan de la projection et des décibels, au regard d’une fosse que le chef peine alors à calibrer (pour laisser percer son timbre ensoleillé et son legato subtil, la conduite chantournée et plastique de sa ligne s’apurant avec l’avancée du drame).
L’Escamillo du baryton-basse David Bizic est de belle tauromachie, être sombre dans la lumière. Avec une posture qui pourrait même rappeler Elvis Presley, il déclame la lave volcanique de son chant. La diction précise, éruptive, est subtilement enrobée de legato. Ses consonnes, gutturales sont jetées comme des banderilles, ses voyelles ont la soie luisante de son habit de scène. Son medium lui permet d’effectuer de larges amplifications, de charpenter la scène.
Nabil Suliman est un Dancaïre au timbre corsé, à l’émission puissante et nerveuse, faite de sable incandescent. Le Remendado du ténor Kaëlig Boché sonne et claironne haut et fort, insinuant son rayon de lumière dans les reliefs du plateau vocal. Le célèbre quintette a le bon moteur, entretenu sans cesse par les allumettes crépitantes des chanteurs, la stratification des tessitures restant équilibrée.
Zuniga est campé fermement par la basse française Nicolas Brooymans, portant haut son képi et fort son timbre de rocaille, gravissant aisément les aspérités de la ligne vocale.
Moralès est tenu militairement par le baryton toulonnais Norbert Dol, qui offre sa présence très à l’aise dans l’espace et sa solidité vocale. Le court rôle féminin d’une vendeuse se perd dans les accessoires chargés du plateau, distribuée à un membre du chœur, Sabrine Clavel, alors que son pendant masculin, Jean Delobel, en bohémien, tire davantage son épingle du jeu. Le rôle parlé de l’aubergiste est accompli par la voix bien sonore de Julien Pastorello.
La direction musicale de l’italien Valerio Galli bat la mesure vers les cintres, effectuant des cercles plus ou moins grands pour emporter et oxygéner la scène et le plateau, tel un éventail précieux. Ses larges et rondes épaules ont la force d’une rotative, faisant avancer la grande machine opéra, la retenant parfois dans le creux de ses mains. L’Orchestre maison accomplit ses intermèdes bien flûtés, ses fanfares bien clarinées. Les appels de trompettes ou de cors, indispensables dans la partition, sont hésitants ou bien colorés, nostalgiques ou martiaux, tandis que les cordes offrent leurs tissus suaves ou inquiets.
Le Chœur de l’Opéra de Toulon et la Maîtrise de l'Opéra de Toulon et du Conservatoire TPM (Toulon Provence Méditerranée) sont préparés par Christophe Bernollin. Chez les adultes, un peu à la peine côté justesse au départ, tout se pare de belle patine ensuite, à la faveur de chaque tableau étroitement impliqué et spatialisé dans le drame. Le chœur d’enfant, très mobilisé dans l’œuvre, chante et scande sa partie de son étoffe immaculée depuis les premières loges, puis se déplace jusqu’à l’avant-scène, conférant un mouvement supplémentaire au plateau, déjà bien chargé.
Le public réserve des applaudissements nourris, et quelques huées à l’endroit de la mise en scène, heureux d’avoir assisté toutefois à une Carmen littéralement spectaculaire.