Le Barbier de Séville au rasoir électrique à Monte-Carlo
Rolando Villazón, homme aux multiples carrières, signe une mise en scène électrisée et électrisante, qui parsème l’opéra d’une kyrielle innombrable et précipitée de gags, et jeux de mots dans un vent de folie et dans la tradition qui est aussi celle de cet opéra de Rossini : celle du carnaval et de la commedia dell’arte.
Son plateau est celui du tournage d’un vieux film avec rouleaux de pellicule, projecteurs, vestiaires, écrans (d’où sont projetés des extraits de films muets, joués par les chanteurs, Cecilia Bartoli en tête qui incarne ainsi, tour à tour Cléopâtre, Jeanne d’Arc, ou encore la fiancée du pirate). L’histoire se voit transportée dans un monde hispanico-fantastique d’outre-Atlantique, où Zorro accueillerait Carmen avec mariachis et castagnettes, mais aussi Camorra (le docteur Bartolo), Frankenstein (un figurant) et Nosferatu (Don Basilio). Ce vent de folie souffle en permanence sur le plateau avec ses coups de tonnerre et de théâtre, ses courants d’airs, entonnés en courant et en crevant l’écran de cinéma. De savoureux madisons, jeux de claquette, gestuelles outrées signées Ramses Sigl viennent appuyer les différentes lignes vocales, vocalises ou sauts d’octave.
Le noir et blanc rythme aussi les décors (Harald B. Thor) de rayures verticales tapissant les surfaces, les objets et la cage – en matière souple – dans laquelle Rosine, rossignol amoureux, est tenue enfermée. Les touches de couleur viennent des lumières très lisibles de Stefan Bolliger, blafardes, roses, rouges, bleuâtres, qui donnent des reflets heureux à l’espace scénique et des points de repère efficaces au spectateur. Elles permettent les jeux d’ombre inquiétante (les doigts griffus de Basilio) ou poétique (les mains de la colombe Rosina). Les couleurs viennent également des magnifiques costumes de Brigitte Reiffenstuel, dans un sur-mesure éclectique, mêlant volants de gitane, fourreau pailleté, robe de mariée ou folklorique chez les unes, poncho et chapeau mexicains, soutane ou redingote chez les autres.
Un personnage fait le fil rouge entre ces mondes dynamiques habités de tous ces costumes, et pour cause, lui sait même en changer en un clin d'œil, c'est même pour cela qu'il est le célèbre : l'illusionniste-transformiste Arturo Brachetti renforce l'univers de magie et de poésie, en personnage-témoin permanent du spectacle, vivant entre deux mondes, capable de traverser l'écran.
La distribution est de la partie, les chanteurs ayant tous en commun un esprit aussi gourmand que celui de Rossini. La Rosina de la Directrice des lieux Cecilia Bartoli (Cecilia B. Artoli au générique, en référence au réalisateur Cecil B. DeMille) allie ses talents. L’actrice est mutine, tandis que la chanteuse enchante avec sa voix longue, sa manière imperceptible d’entrer dans le son pour ne plus le lâcher, depuis ses graves cuivrés jusqu’à ses aigus constellés, en passant par les roucoulades aisées de son medium. La modulation de couleur, sur une même voyelle, agrandit encore sa palette expressive, amère ou amoureuse, tandis que la vocalise virtuose semble être un matériau de base, duplicable à souhait, telle une superposition de jupons froufroutants. La projection, de même, varie en fonction de ses registres. Du cousu main.
La Berta de la soprano mexicaine Rebeca Olvera lui présente un contrepoint en précieux colibri aux pures coloratures, se tenant à la cime acoustique dans les ensembles. Capable d’éternuer en chantant, ou l’inverse, elle est cette oiseleuse câline, dont la sonorité cristalline pourrait sortir d’une flûte enchantée.
Le Comte Almaviva du ténor uruguayen Edgardo Rocha campe un Zorro de cape et d’épée, aux postures altières et cavalières, jusqu’à la transe gitane. Le vibrato anime d’une même vitesse l’ensemble de sa tessiture, la voix restant ronde, suave, expressive, dans les aigus lumineux, les vocalises virtuoses, la diction parfaitement mâchée. La projection est efficace, contrôlée, avec une apparente facilité. La voix se fait encore plus câline, volontairement ampoulée et chantournée, dans les sérénades de ses différents avatars déguisés.
Le Figaro du baryton Nicola Alaimo change immédiatement la donne, sur le plan des décibels, comme sur le plan corporel, quand il surgit sur la scène. Le timbre est bien corsé, la projection incisive, sans dureté, les « r » roulés d’anthologie. Il semble diriger la fosse depuis les célèbres onomatopées de son air d’entrée, en avoir absorbé et restitué toute l’énergie rythmique. Il retient le temps, tel un grand félin, pour effectuer des roulades vers l’aigu de sa tessiture, tandis que sa diction reste impeccable, imperturbable, dans la vélocité et la vivacité. L’acteur confère à son personnage une intelligente bonhomie, traversant de temps à autre la scène sur une trottinette, ou dansant d’habiles entrechats.
Le Bartolo du baryton Alessandro Corbelli traduit l’âge et l’esprit de son rôle, entre personnage de barbon mozartien et de père verdien. La vivacité de l’acteur égale celle du chanteur, les deux étant impliqués, engagés, donnant toutes leurs forces et leurs habiletés au spectacle. Depuis sa faconde de propriétaire, il en vient même à se pencher vers la fosse, pour la prendre à partie. Le timbre est de velours noir, finement grenu, porté par un art de la parole, de la conversation, intégré avec naturel, souplesse et précision, au cœur de son chant.
La basse russe d’Ildar Abdrazakov est un Don Basilio magnétique, qui tempête depuis les hauteurs et les fondations de sa grande stature. Pour autant, la ligne vocale, dans ses amplifications, ne manque pas de liant, de sinuosité chuintante, de vibration, y compris dans l’hyper-grave. La texture de son timbre est de cire chaude, lumière ténébreuse et déchue, planant au-dessus d’un continuo aux tremolos déchaînés. Son ombre, désynchronisée, retient toute son attention, tandis qu’il est occupé en permanence à jouer, en personnage vilain, de ses mains griffues (mi-Nosferatu, mi-Edward aux mains d’argent).
Le Fiorello de José Coca Loza a une belle assiette vocale, des graves aisés, réunis par un legato de miel, bien chantant, auréolés d’un soupçon de résonance. L’Ambrogio très fugace de Paolo Marchini et l’officier au grave solide de Przemyslaw Baranek ferment la marche des voix masculines.
La fosse résonne avec l’Orchestre des Musiciens du Prince-Monaco sous la direction de Gianluca Capuano d’une manière réactive et synchrone, miroir de la mécanique cinématographique. L’éclat pétillant et homogène des cordes alterne avec les cuivres qui semblent chauffer le moteur, et le vrombissement des percussions. Entre chaque plage orchestrale, le continuo, apporte ses couleurs de bonbons acidulés.
Le Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo préparé par Stefano Visconti joue des maracas, et participe étroitement à l’action sans perdre de son vocal moelleux.
L’hispanisme truculent de Rolando Villazón qui ne s’embarrasse d’aucune précaution inutile, est accueilli par une standing ovation, équivalent lyrique synchronisé de la "ola", avant une reprise en bis du final, le chef dirigeant depuis la scène, tandis que Cecilia Bartoli partage avec ses compagnons, un bouquet de fleurs qui vient de lui être jeté.