La Traviata, Vous trouvez ça classique ? à La Seine Musicale
Mathieu Herzog est toujours aussi épanoui et à l'aise dans son rôle-double de maestro, recto-verso : alternativement tourné vers l'orchestre pour diriger la musique ou de l'autre côté pour donner les explications à ce public invité à venir même -et notamment- s'il se croit éloigné de l'opéra. D'ailleurs, cette salle étant "en vignoble", le public est disposé tout autour du plateau et fait donc face au chef soit quand il dirige soit quand il explique. Dans les deux cas il est aussi clair, le micro se faisant le prolongement de la baguette : ses explications sur l'histoire, les personnages, les enjeux de la partition sont ensuite aisément démontrées par le jeu musical.
La clarté de la direction du chef, qui semble continuer d'expliquer et de détailler avec sa baguette, produit un rendu très clair et détaché. La phalange très expressive, s'exprime d'une manière à la fois visiblement préparée et instinctive pour répondre à la limpidité des riches intentions. Chaque pupitre, chaque chant et contrechant est limpide, quitte à ce que des lignes secondaires ou d'accompagnement tiennent toutes la même place sonore que la ligne principale, quitte aussi à ce que les cuivres et timbales se détachent comme des fanfares.
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Cette version alternant des scènes musicales et leurs présentations/explications, le format est celui d'un concert mis en espace. L'angle d'un canapé d'angle représente tous les décors (siège de la soirée de fête, de la maison de campagne et lit mortuaire de La Traviata). Les interprètes se déplacent et interagissent avec enthousiasme -et sans partition- à l'avant-scène (et même du balcon pour le ténor chantant son amour), chacun selon sa vision de son personnage et son niveau d'aisance théâtrale.
Jeanne Gérard est annoncée souffrante mais reprend ses forces au fil du concert. En cela, elle suit un parcours dramatique inverse de celui du personnage, mais pour un rôle qui demande une voix toujours lyrique. La chanteuse arrondit et assombrit d'abord beaucoup son articulation et son timbre, de même qu'elle affirme un caractère fermé, davantage celui d'une sombre Médée, du Dahlia noir mais pour mieux traduire par l'abandon qui suivra la puissance de l'amour et de la mort (l'évolution du personnage se traduisait déjà par sa robe fantôme "Magie Noire" du grand couturier Julien Fournié, dont les motifs de fleurs noires ajourent beaucoup sur une couleur charnelle).
La soprano @Jeannegerardsop chante La Traviata en Julien Fournié #HauteCouture @Olyrix_officiel @charlesarden https://t.co/qgl7gQpSL2
— Julien Fournié (@JulienFournie) 3 mai 2023
L'agilité des premières vocalises la met en difficulté mais elle déploie ensuite sa voix sur le phrasé de la partition, qui s'étire aussi bien en longueur (de phrase), qu'en largeur (d'ambitus). Même ses aigus d'abord tendus retombent sur des cascades vocalisantes. Et si la voix est en retrait dans le médium grave, la rondeur du grave nourrit le phrasé dès qu'il peut se déployer, résonnant alors d'harmoniques.
La soirée permet ainsi au public de plonger dans le monde de l'opéra en découvrant de jeunes artistes plus que prometteurs et dont les talents nourrissent une carrière déjà en vue. C'est le cas également pour les deux protagonistes masculins, l'un qu'il s'agit de suivre attentivement, l'autre de continuer de le faire. Le rôle du ténor Alfredo est ainsi confié à Sungho Kim que vous avez notamment pu découvrir sur Ôlyrix dans La Bohème par la Verbier Academy (d'où sortent également Adèle Charvet qui était la Carmen d'un précédent épisode Vous trouvez ça classique ?, et Jeanne Gérard sa Micaëla). Le ténor sud-coréen offre une prestation complète, déclinant d'abord un échantillon de tout ce qui peut être attendu de cette voix pour ce rôle, avant de déployer une belle partie de ces qualités (les autres seulement esquissées ayant vocation à encore se bâtir). Tout est d'emblée porté par la vigueur de son phrasé, et sa voix pleine, appuyée sur son timbre cuivré et solaire à la fois. Complétant le portrait vocal du ténor lyrique, tous les aigus sont abordés avec la plénitude de l'assise, nourris et solides, les tenues d'abord mesurées s'affirmant petit à petit jusqu'au contre-ut (note que Mathieu Herzog confie ne pas même réussir à faire "sous la douche"). Le vibrato se déploie davantage encore, le phrasé demeure vigoureux et dynamique, mais sans occulter des douceurs de fins de phrases et de tenues traduisant la passion oxymorique de ce personnage qui chante son amour fait de "croce e delizia" (croix et délice). Et l'interprète monte en intensité dramatique, jusqu'à traduire la douleur d'un cri toujours lyrique dans la séparation, avant un cri final toujours plus déchirant à la mort de Violetta.
Jérôme Boutillier traduit la richesse de son incarnation de Giorgio Germont en lui dessinant justement toutes les figures du père : père d'Alfredo qu'il veut convaincre, père d'une fille dont il veut sauver l'union, mais aussi père dans un sens religieux et autoritaire (jusqu'au démoniaque). Il déploie ainsi toute la palette possible de la conviction rhétorique, avec toute la gamme sonore de la partition. Toujours noble, il sait affirmer, convaincre ou contraindre, charmer ou menacer, toujours décidé et sûr, de sa voix, de son jeu, de son fait et de son bon droit, en "bon père de famille" (son catogan tout aussi impeccable que sa tenue, semble toutefois aussi discrètement traduire le fait que ce père Germont a lui aussi été un gent cavalier). La ligne vocale résonne aisément, rondement menée sur un timbre ocre sans jamais être sombre, riche en souffle et toujours timbré. Il prend à témoin Violetta et le public, traduisant par la douceur de son aigu celle de sa fille (qui ne peut se marier si son frère se "compromet" avec Violetta), et la rudesse de son destin fermé par son ardent médium. Tous ces caractères scéniques et vocaux sont portés par la constance du personnage et de son interprète, dans le port et la voix (pour d'autant mieux montrer qu'il sait les fléchir ou infléchir, d'abord pour duper Violetta, puis véritablement touché). L'ensemble de ces facettes bénéficie d'un volume déployé à la dimension des lieux, nourrissant tous ces visages qu'il décline dans sa grande scène avec Violetta (Mathieu Herzog rappelle combien sa longueur rend aussi l'opéra révolutionnaire), puis qu'il concentre dans son grand air soliste plongeant l'assistance sous l'intensité du soleil avec les embruns du bord de la mer en Provence.
Deux jeunes artistes de l'Académie Jaroussky (également installée en cette Seine Musicale) participent également à ce projet. S'ils sont certes réduits à sembler faire du play-back face à la tâche impossible de remplacer le chœur au complet dans les passages les plus sonores, ils esquissent déjà en soliste leurs promesses vocales.
La soprano Michèle Bréant incarne la servante dévouée Annina de sa voix articulée et douce. Précise et appliquée, elle vibre dans le médium et monte vers des aigus déjà placés (même avec un volume mesuré, notamment vers le grave).
Le baryton Sergio Villegas est un docteur si jeune, qu'il semble difficile de croire qu'il ait fait ses études et puisse s'occuper sérieusement de la santé de Violetta (mais ceci expliquerait donc bien cela). Il est en tout cas très appliqué sur son diagnostic et sur son articulation, sur sa justesse aussi, et avec quelques marques d'accents et de vibrato.
Mais même si Violetta meurt à la fin, c'est pour offrir toute l'émotion de ce drame au public, même (voire en l'occurrence surtout) à celui qui penserait que l'opéra n'est pas pour lui, n'est pas pour absolument tout le monde.
Et ce soir La Traviata va même jusqu'à se relever, après un temps, en titubant, pour aller enlacer le chef qui l'aura soutenue face à l'adversité de la maladie. Son terrible "rinasce...gioia" (renaît... joie) qui à la fin de cet opéra est d'habitude la plus cruelle des illusions (celle d'une vitalité faussement retrouvée juste avant de mourir) trouve ce soir une résonnance finalement heureuse grâce à la version de concert pédagogique. Le public profite en effet d'un autre rituel incontournable du monde de l'opéra : le bis "Libiamo" (à ceci près que s'il conclut d'habitude tout type de concert lyrique, surtout ceux n'ayant rien à voir avec La Traviata, il vient ici exceptionnellement achever l'opéra auquel il appartient) ! "Je pense qu'il vous est déjà arrivé d'entendre cette mélodie" prédit d'ailleurs malicieusement le chef.
La soirée donne ainsi une nouvelle plongée dans la richesse de l'opéra, le contraste de cette œuvre entre fête et larmes étant aussi rendu par le principe didactique et ludique de ces concerts-médiation qui passent d'une explication savoureuse et légère à une musique intense. Le chef parcourt ainsi le drame avec le naturel d'une conversation et le sérieux d'une conférence tout public. Les épisodes de l'opéra deviennent une série de savoureuses histoires interpolées avec la musique ("au XIXe siècle, il faut moins de deux secondes pour être amoureux pour la vie" ou encore "il va prendre un râteau sévère : il ne suffit pas de conter fleurette à Violette, pour qu'elle se laisser aller"). Autant d'explications qui n'auraient pas été amoindries par la présence, pendant le chant, de sur-titres malheureusement absents.
Même si, comme l'affirme très justement le chef : "Avec Verdi, ma tâche est plus facile". Avant de conclure ainsi cette soirée très applaudie : "C'est une nourriture pour l'âme et vous le méritez."