Adrienne Lecouvreur, de la Comédie Française à l’Opéra de Liège
Comme développé dans l'article grand format sur nos colonnes en mars dernier, Arnaud Bernard a choisi de rendre hommage, via l’ouvrage lyrique de Cilea, à la grande comédienne Adrienne Lecouvreur, gloire de la Comédie Française au XVIIIe siècle. De fait, avec une habile transposition de l’action vers le début des années 1900, il situe les quatre actes de l’ouvrage au sein même du Théâtre. Le premier acte, le plus abouti au plan scénique, montre l’effervescence qui règne dans les coulisses alors qu’Adrienne Lecouvreur s’apprête à incarner le rôle de Bajazet dans la pièce éponyme de Racine (et dans le livret de cet opéra).
Les décors imposants conçus par Arnaud Bernard et Virgile Koering montrent à la fois la machinerie du théâtre (qui restera en place tout le long de la représentation), mais aussi côté cour dissimulé par un rideau de fer, la salle même de la Comédie Française en perspective. Ce rideau s’élèvera à l’entrée en scène de la comédienne adulée du public. Cet acte est marqué par les nombreux déplacements des comédiens, mais aussi des puissants qui convoitent la gent féminine, comme Quinault ou l’Abbé de Chazeuil, le tout réglé avec une incontestable précision. Trop sans doute, car au sein de ce tourbillon incessant, l’auditeur peine quelque peu à deviner qui chante notamment au niveau des rôles secondaires. Seule Adrienne, en grande professionnelle, parvient à s’isoler un peu et à méditer sur son rôle, mais aussi sur son attirance pour Maurice de Saxe. Les décors constitués de cloisons rapportées sont changés à vue par les techniciens de scène, le deuxième acte se passe alors dans le foyer du théâtre dont les murs sont recouverts des portraits des grands comédiens qui s’illustrèrent dans la maison de Molière, dont, dominant l’ensemble, une grande reproduction de la peinture imposante de Jean-Léon Gerôme -avec cette couleur rouge accentuée- représentant Rachel (l'actrice Élisabeth-Rachel Félix) en costume de tragédie et conservée au Musée Carnavalet. Mais très étrangement, dans le même temps, la Princesse de Bouillon est revêtue d’un costume d’aviatrice des origines, hélas bien peu seyant. Il lui faudra par ailleurs fuir la colère de son mari en passant par une trappe dans le sol tout en perdant son bracelet de diamants qui focalisera sa haine d’Adrienne à l’acte suivant.
Le troisième acte se développe sur la scène même du Français pour une soirée mondaine organisée par le Prince et la Princesse de Bouillon afin d’y donner notamment un ballet « Le Jugement de Pâris ». Évoquant donc les années 1900, le chorégraphe Gianni Santucci, fait apparaître depuis les cintres la danseuse Loïe Fuller exécutant sa fameuse danse serpentine, ce au milieu d’une évocation des Ballets Russes et des apports scéniques de Pablo Picasso au monde du ballet. Le dernier acte voit Adrienne revenue dans sa loge où les photos de Sarah Bernhardt tapissent les murs. Après avoir respiré le bouquet de violettes empoisonné, sous un vif faisceau lumineux, elle meurt en scène en saluant une dernière fois son public.
Les costumes de Carla Ricotti évoquent les différentes époques et univers avec les lumières de Patrick Méeüs. Ce bel hommage au monde du théâtre laisse cependant de côté certains ressorts psychologiques des personnages pour offrir une vision esthétiquement plaisante, mais aussi un peu lisse au plan strictement dramatique.
Après avoir longtemps interprété les héroïnes à colorature, dont plus de 250 fois La Reine de la Nuit, puis celles du répertoire belcantiste, Elena Mosuc s’est orientée ces dernières années vers des rôles plus larges comme Leonora du Trouvère. La voix s’est certes affirmée et apparaît vaillante sur l’ensemble de la tessiture, mais un vibrato important voire gênant altère aujourd’hui son chant qui de fait manque de souplesse et de moelleux. Elle ne parvient pas à alléger ou à moduler sa ligne vocale qui demeure trop abrupte. Son air d’entrée, le divin Io son l’umile ancella, ne peut se nourrir de toute son émotion, tandis que l’air final Poveri fiori plus adroitement mené laisse enfin deviner la sensibilité de l’artiste. Les pages déclamatoires notamment l’extrait de Phèdre de Racine à l’acte III face à sa rivale la Princesse de Bouillon s’avèrent aux antipodes de la simplicité et du naturel auxquels tenait la comédienne Adrienne Lecouvreur.
Anna Maria Chiuri offre sa vaste voix de mezzo-soprano au rôle de la Princesse. Mais le matériau vocal porte les marques du temps avec une couleur trop uniforme et une accentuation systématique des notes graves qui déséquilibrent un chant aux accents agressifs sur la totalité du rôle. Le personnage ne connaît guère d’évolution dans ses caractérisations.
Luciano Ganci possède une voix de ténor au timbre expressif, remarquée récemment pour Alzira in loco (Liège s'apprêtant à représenter un autre rare Verdi) et Le Villi de Puccini donné l’an dernier en version concertante à la Halle aux Grains de Toulouse. L’aigu est vif et aisé, facilement maîtrisé même. Mais le rôle de Maurice de Saxe (créé par Enrico Caruso) semble encore un peu lourd pour lui à l’heure actuelle et le met à plusieurs reprises en réelle difficulté, notamment dans les duos. Le Michonnet de Mario Cassi apparaît bien pâli et sa voix de baryton pourtant bien timbrée manque de relief et surtout d’amplitude. Ces mêmes observations s’appliquent à Mattia Denti qui interprète le Prince de Bouillon.
Par contre, le ténor Pierre Derhet fait merveille dans le rôle de l’Abbé de Chazeuil dont il caractérise, tant au plan scénique que vocal, les traits de l’homme d’église intriguant et amateur de belles femmes. La voix sonne avec luminosité et se distingue justement dans les ensembles.
Les sociétaires du Français et amis d’Adrienne Lecouvreur sont interprétés par la soprano léger Hanne Roos (Mademoiselle Jouvenot), la mezzo-soprano Lotte Verstaen (Mademoiselle Dangeville), le ténor Alexander Marev (Poisson) et le baryton-basse Luca Dall’amico (Quinault), tous bien en situation.
Malheureusement, la direction musicale menée tambour battant et fort appuyée, presque constamment trop forte -au détriment justement des rôles secondaires qui se trouvent submergés par la masse sonore- du chef américain Christopher Franklin ne permet guère de profiter du lyrisme et des passages plus délicats de la partition de Cilea. L’Orchestre et même les Chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège n’apparaissent pas ainsi sous leur meilleur jour.
Le public liégeois semble avoir goûté aux charmes du spectacle, mais sans trop de démesure toutefois.