Adriana Lecouvreur apporte La Comédie-Française à l’Opéra de Liège
Mise en scène et en abyme
L'actrice Adrienne Lecouvreur qui brûlait les planches de la Comédie-Française s'est éteinte à l'âge de 37 ans en 1730, empoisonnée selon la légende par un bouquet de violettes envoyé par celle qui fut effectivement sa rivale : la princesse de Bouillon. Cette histoire a inspiré une pièce à Eugène Scribe en 1849 (Adrienne Lecouvreur y étant immortalisée par une autre légende du théâtre : Sarah Bernhardt), pièce qui inspire à son tour cet opéra italien de 1902, Adriana Lecouvreur composé par Francesco Cilea sur un livret d'Arturo Colautti.
Pour narrer cette Histoire du Théâtre, le metteur en scène de cette nouvelle production lyrique liégeoise, Arnaud Bernard a choisi de situer tout le spectacle dans La Comédie-Française, prolongeant et concentrant ainsi le choix du livret lui-même. Le premier acte de cet opéra est effectivement prévu pour se dérouler dans “Il Foyer della Comédie Française” mais les trois actes suivants quittent à l’origine l’auguste institution de la capitale. Pas ici : « Toutes les scènes se dérouleront dans La Comédie-Française, au début du XXe siècle, nous explique en effet Arnaud Bernard. Nous retrouvons donc les grandes unités théâtrales de lieu, d’action et de temps, en concentrant le spectacle sur la légende.
Le premier acte se déroulera d’ailleurs en fait dans les coulisses de la représentation de Bajazet. Pour le deuxième acte, nous ne serons plus dans une villa mais dans un décor représentant le foyer de la Comédie-Française. Le troisième acte ne sera pas dans l’Hôtel de Bouillon mais sur la scène de la Comédie-Française privatisée pour une soirée donnée par le Prince de Bouillon. Enfin, au quatrième et dernier acte, Adrienne ne meurt pas chez elle mais dans sa loge (ce n’est pas loin) en hallucinant sous les effets du bouquet de violettes, expirant devant le public. C’est une idée très lisible, évidente et qui ne nécessite pas de lire une note du metteur en scène pour la comprendre.
Pour ce qui concerne l’époque aussi : nous serons situés en 1900, du temps de cet opéra et de Sarah Bernhardt qui incarne Adrienne Lecouvreur. Elle sera donc aussi entourée des divertissements et avant-gardes de cette période (les Ballets Russes, Picasso, Loïe Fuller qui me permettent ainsi notamment de mettre en scène le ballet).
Le théâtre dans le théâtre prend une saveur particulière, pour mettre à l’honneur une actrice qui est une belle personne. C’est l’occasion de témoigner de l’amour pour la comédienne, et ce spectacle est un hommage au théâtre, au jeu, aux acteurs. »
La mise en abyme résonne également pleinement avec les différentes strates de cette histoire, les confusions et tragiques quiproquos, les divagations de la raison d’Adriana Lecouvreur, comme nous les rappelle Elena Moșuc qui l’incarnera dans les premières dates de cette production liégeoise : « Adriana est amoureuse d'un homme dont elle ignore la véritable identité (le Comte Maurice de Saxe) et elle a pour rivale la Princesse de Bouillon. Mais Adriana est aussi une diva et le théâtre est à ce point sa réalité qu'elle ne peut distinguer la vraie vie de la vie sur scène.
La dimension la plus intéressante dans le fait d’incarner Adriana, est ainsi la possibilité donnée d’incarner une artiste. C’est presque une expérience de méta-théâtre. Cela rend l’incarnation plus simple et plus complexe à la fois car en chantant il faut traduire la théâtralité dans chaque geste et chaque accent. Et pour moi les parties les plus difficiles et intéressantes à la fois sont certainement les passages parlés, notamment le monologue de Phèdre à l’Acte III : il faut alors pleinement s’exprimer comme une actrice, en passant de la voix chantée à une déclamation saisissante et dangereuse sans la juste préparation. »
Une déclaration d’amour au théâtre
« Le spectacle s’appuie ainsi sur une idée forte, poursuit Arnaud Bernard, la clef qui fait fonctionner le tout : et il s’agit de mettre à l’honneur ce monde et ces gens que nous sommes.
Adrienne, qui est une star du théâtre français, était d’extraction modeste et visiblement une femme d’une très grande simplicité (elle aurait d’ailleurs innové en apportant un naturel, une spontanéité à la déclamation, loin de la grandiloquence). J’ai donc voulu montrer cette simplicité, cette honnêteté des gens du théâtre, de l’amour du théâtre. »
Cette Adrienne/Adriana Lecouvreur a visiblement trouvé sa nouvelle demeure à Liège comme une évidence. Répondant aux propos de Stefano Pace dans notre grande interview de présentation de saison, le metteur en scène Arnaud Bernard la raconte également ainsi : « C’est un projet que nous avions depuis longtemps avec Stefano, et dès qu’il a été nommé en Wallonie, il m’a appelé pour me proposer de créer cette production à Liège. Je suis très heureux de le faire avec une personne qui aime le théâtre comme lui et je suis très impressionné par la qualité de réalisation des ateliers de décors. Cette production sera une très belle réalisation comme on n’en fait plus. Les décors de Bajazet vus de biais sont ainsi un petit exploit de réalisation (nous reconstruisons une cage de scène dans la cage de scène, qui ne peut donc pas être manœuvrée par la technique de la grande scène : il faut donc fabriquer aussi un faux-cintre).
C’est une très belle maison, qui a acquis et gagné en qualité (jusqu’au bâtiment qui a été refait, se dotant aussi d’une très belle salle de répétition : ce qui est vraiment fondamental). »
Retrouvez notre article grand format sur les ateliers liégeois
Le chef d’orchestre italo-américain de cette production, Christopher Franklin emboîte le pas du metteur en scène au sujet du Directeur de la maison et de ce que symbolise aussi cette production : « Stefano Pace, que j’ai notamment connu à Trieste (qu’il dirigeait précédemment) est un directeur à l’approche et à la vision internationale, et moderne. Liège est une compagnie d’opéra vivante et de tradition, et de tradition italienne (dirigé auparavant par Stefano Mazzonis di Pralafera, avec en directeurs musicaux Paolo Arrivabeni, Speranza Scappucci, et désormais Giampaolo Bisanti). » Et cette tradition de la modernité / modernité de la tradition s’inscrit pleinement dans le projet de cette maison, de cette production, du metteur en scène Arnaud Bernard qui résout ainsi la querelle des anciens et des modernes : « La modernité ce n’est pas jouer dans une boîte blanche en tenues de ville. La modernité repose sur la manière vivante de jouer (exactement comme au théâtre et au cinéma : un spectacle peut être très moderne en costumes d'époque). Il faut un sens et une dramaturgie qui sous-tendent la mise en scène (et alors on peut le faire jusque dans des transpositions).
L’intérêt pour moi c’est de créer un monde différent à chaque spectacle. »
Ce monde sera celui de La Comédie-Française version lyrique italienne à Liège, et pour incarner cette modernité classique, l’Opéra Royal de Wallonie proposera une double-distribution du rôle-titre héroïque, deux personnalités dont la richesse dépeint aussi celle de ce mythique personnage : deux chanteuses qui font à cette occasion leur prise de rôle et leurs débuts dans la maison.
Deux Adrienne-Adriana
La soprano albano-bolivienne Carolina López Moreno incarnera l’héroïne les 20 et 22 avril, la soprano suisso-roumaine Elena Moşuc du 11 au 18 et elle commence pour nous les présentations : « Adriana est l'un des personnages les plus fascinants à incarner pour toute soprano. Actrice et femme amoureuse, elle montre à travers l’opéra les deux faces de son existence : celle d’une artiste admirée et enviée sur scène, mais aussi l’être humain avec ses fragilités. » Cette richesse du personnage sera donc valorisée par la mise en abyme de cette mise en scène, et elle offre bien entendu l’intensité de son incarnation à ses interprètes, mais comme le rappelle Elena Moşuc, sa métamorphose à l’opéra ne va pas de soi : « L’actrice Adrienne Lecouvreur a révolutionné le monde du théâtre avec un jeu davantage “parlé” plutôt que déclamé : elle est devenue célèbre pour ce style plus naturel et spontané mais il semble donc vraiment ironique que Cilea ait composé un opéra sur la première actrice à ne “pas chanter” [à ne pas déployer le lyrisme de la déclamation théâtrale qui ressemblait fort à du chant]. C’est donc un défi enthousiasmant que d’interpréter ce rôle en tant que chanteuse, en rendant justice aux belles phrases musicales et au style particulier de la partition, mais aussi à ses aspects théâtraux.
Bien entendu, les beautés d’Adriana reposent sur ces douces phrases musicales, qui requièrent un élégant legato chantant et des milliers de couleurs mais ses duos exigent aussi un souffle d’acier à l’image de la technique vocale. Cette partition trace son propre chemin et demeure unique. De cette période esthétique, j’ai chanté Elisabetta (dans Roberto Devereux) qui exige des coloratures, des aigus mais aussi un médium dramatique : cela m’a aidée à préparer le rôle d’Adriana. »
Cette richesse vocale est également mise en avant par Carolina López Moreno, qui tiendra ce rôle-titre en alternance : « Adriana est un rôle complexe, car elle réunit beaucoup de tempi et de voix différentes avec aussi une voix récitée, voix parlée de poitrine renvoyant à la voix théâtrale tout en passant la fosse d’orchestre. La ligne vocale passe de moments de grand lyrisme dramatique à des passages très rapides.
Pour ce faire, j’ai une voix lyrique pleine et une technique très travaillée. C’est intéressant et aussi sain de savoir ouvrir et concentrer la voix et cela permet de déployer l’immense palette des nuances et des effets : il faut être flexible pour montrer toutes les couleurs que le compositeur a destinées à Adriana. C’est d’autant plus touchant pour le public. »
Et de même que sa collègue, la jeune chanteuse bâtit son interprétation théâtrale et vocale sur le fascinant parcours de cette légende : « Adrienne Lecouvreur est une figure très intéressante et c'est la première fois que je joue un personnage historique (mais pas si loin de nous). Elle est une célèbre actrice, très admirée et séduisante : tout le monde l'aime. Elle sait qui elle est, ses pouvoirs, sa raison de vivre et je suis excitée d'apprendre à si bien la connaître dans cette production. Elle est une très belle personne de cœur, capable d’être libre et vulnérable, honnête : ce qui fait d’elle une vraie actrice. Son amour pour la littérature, le tragique, sa capacité d'aimer autant sont très inspirantes. Elle est très forte pour ressentir autant et s'ouvrir ainsi : c’est pour moi une preuve de courage que de se laisser absolument aller à cet amour et au théâtre. Cette générosité est extrêmement belle.
Je la comprends, je comprends sa force : celle d’une artiste qui voue toute son existence à son art. Sa passion nourrit la force au fond de son cœur et de son âme pour se battre et surmonter tous les obstacles. Je m’identifie beaucoup à cela. D’autant que j’ai l’âge d’Adriana, celui aussi de grands changements pour une femme. Je me sens connectée avec ma féminité, et cette énergie que je déploie en déployant ma carrière. Je peux la mettre au service de l'incarnation de ce rôle : c’est pour moi le moment idéal pour la rencontrer. Ce sera aussi très intéressant de partager cette production avec Elena Moșuc, l’occasion de faire connaissance et de voir comment elle travaille, c’est toujours inspirant d’apprendre ainsi en voyant des artistes expérimentés. »
Le Com(p)te est bon
Elles ne seront donc pas trop de deux pour incarner Adrienne/Adriana qui rivalisent avec la Princesse de Bouillon pour l’amour du Comte de Saxe, que nous présente à son tour Luciano Ganci qui l’incarnera à Liège : « Jeune et ambitieux à la guerre comme en amour, en public et en privé, Maurizio di Sassonia (qui est lui aussi basé sur une figure historique) est un personnage très intéressant, chez lequel coexistent deux amours distincts et opposés : l'amour de soi, pour la politique et la carrière, mais aussi l'amour "pur" qu'il éprouve pour Adriana Lecouvreur. Je le décrirais comme un personnage presque effervescent, joyeux et assurément extraverti, qui perturbe la vie de ceux qui l’entourent (bouleversant la vie artistique et privée d’Adriana, perturbant celle de la Princesse). Maurizio croit pouvoir contrôler sa vie et ses amours, il prend continuellement des risques, mais au final, la fébrilité d'un mauvais choix lui fera perdre l'amour le plus important, celui d'Adriana.
J’ai toujours aimé incarner ce personnage car il fait partie de ces rares rôles qui donnent beaucoup de liberté d’interprétation, de jeu et d’authenticité, de nuances. De surcroît la partition est très généreuse car elle lui accorde trois magnifiques arias et trois duos.
L'écriture n'est pas simple à chanter mais complète, et très plaisante pour ma voix. Elle demande des passages allant du pianissimo au fortissimo, des parties chuchotées, de belles ascensions vers des notes élevées et des passages centraux chaleureusement veloutés. De nombreux passages de mon rôle sont emplis d’émotion (et le seul problème tient au fait que cette partition soit magnifique : il ne faut pas devenir émotif, notamment dans l’écriture romantique déchirante du finale). »
Trop parfaite
« Si cette pièce reste si rare c’est sans doute aussi car elle exige ainsi une diva de soprano avec une attitude de grande actrice, un ténor héroïque au son italien d’intensité et de style, une mezzo-soprano alliant l’élégance et l'importance de l’instrument, et tous ces autres rôles de solistes à réunir, à faire chanter et jouer ensemble », résume le maestro Christopher Franklin qui conclut les présentations de cet opéra, dans cet Opéra, qui lui tiennent particulièrement à cœur. « J’ai étudié aux États-Unis, puis en Italie, j’ai remporté un concours de direction d’orchestre à Trévise et l’un des premiers projets que j’ai décroché est la direction à Rendano et à Rome d’un opéra nommé La Gina de Francesco Cilea (le tout premier opéra qu’il a écrit, adolescent au Conservatoire). Je me suis vu offrir la partition d’Adriana Lecouvreur, un opéra que je connaissais mais peu, un peu comme Andrea Chénier d'Umberto Giordano et ces opéras dont les noms circulent un peu et qui sont des trésors. Je me demande toujours pourquoi Cilea n’a pas composé vingt opéras : peut-être même parce qu’Adriana était trop parfaite.
Quand Stefano Pace m’a annoncé qu’il produirait Adriana Lecouvreur, ces souvenirs et émotions se sont ravivés et j’ai sauté sur cette opportunité rare.
J’ai dirigé plusieurs fois à Liège, notamment en récital avec Juan Diego Flórez que j’accompagne depuis près de vingt ans (presqu’aussi longtemps que mes premiers émois avec Cilea), avec Olga Peretyatko également.
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C’est la première fois que j’y retourne avec un tel opus, qui est un défi. Il y a tant de changements de tempi, l’orchestration est si délicate, élégante, subtile et complexe. Ce sera notre grand travail avec l’orchestre : pour traduire ce raffinement stylistique, un son de noble boudoir du XVIIe siècle français avec un grand orchestre romantique italien. Il faut aussi allier les moments de légèreté et de drame expressif (la fin de chaque acte est impressionnante, alors que certains moments, notamment d’ouverture, doivent être festifs, croquants). Et j’ai toujours voulu diriger la musique de ballet (trop souvent coupée dans des opus lyriques). Je pense aussi immédiatement à ce moment magnifique du deuxième acte où elle souffle toutes les chandelles pour installer l’atmosphère avant de se retrouver avec la Princesse. L’interlude orchestral se fait alors très descriptif : d’une manière générale, Cilea est un compositeur très clair, qui emploie des thèmes et mélodies pour parfaitement narrer la dramaturgie qui se déroule sur scène.
Cette partition est un fleuve qui se poursuit, avec de grands moments dramatiques. »
Rendez-vous est donc pris à Liège pour plonger dans ce fleuve, ces univers du théâtre dans le théâtre dans le théâtre, en trois figures et autant de siècles, deux tragédiennes, un opéra mémorable.