Carmen et la vitalité du concert au Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg
L'Orchestre Philharmonique de Strasbourg poursuit son grand cycle d'opéras représentés et enregistrés chaque saison : après Les Troyens en 2017, La Damnation de Faust en 2019, Roméo et Juliette en 2022, cette Carmen devait à nouveau réunir John Nelson et Joyce DiDonato. Malheureusement, le chef ayant dû annuler sa participation pour raisons de santé, la mezzo s'est également retirée du projet expliquant que c'est seulement pour et avec lui qu'elle pouvait l'interpréter. Les autres grands noms de la distribution (notamment les ténors) n'en demeurent pas moins présents, et la baguette a été rattrapée au vol comme de logique par le Directeur de l'ensemble. C’est ainsi avec vigueur et énergie que le chef ouzbek Aziz Shokhakimov, directeur artistique et musical de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg depuis 2021, dirige la pièce maîtresse de l’œuvre de Bizet. Dès l’ouverture, qui expose d’emblée les principaux thèmes musicaux conducteurs de l’opéra, l’orchestre révèle son potentiel et son niveau dans une exécution de la partition précise et contrastée : se faisant tantôt menaçant, tantôt sonore et entraînant, il joue des effets de nuances et d’intention dévoilant l’étendue de sa palette d’interprétation. Le rendu très dynamique et coloré fait honneur à la musique très imagée – voire populaire – de Bizet, comblant sans difficulté l’absence de mise en scène. Aussi le chef parvient-il à obtenir de son orchestre un juste équilibre : tous les timbres y sont mis en valeur y compris ceux des instruments les moins nombreux et les moins puissants – les interventions de la harpe au premier acte s'entendent ainsi, par exemple, très distinctement. Cet équilibre témoigne d’une grande qualité écoute, qui s’exerce également à certains endroits de la partition en formation plus restreinte.
Elena Maximova offre une interprétation à la hauteur des exigences du personnage principal. Sa voix riche et généreuse s’épanouit dans des graves puissants et comble le public avec un vibrato ample et soutenu. Une touche très particulière dans sa technique, comme si le son provenait de derrière les sinus, lui confère un timbre singulier qui n’a aucun mal à outre-passer l’orchestre pour atteindre le public. À l’image du caractère de son personnage, la performance vocale d’Elena Maximova est très libre par rapport à l’orchestre – dans la limite de la mesure et de la justesse rythmique. La mezzo-soprano semble très à l’aise avec sa partition, elle est de fait réceptive et disponible à la musicalité, et très présente à son rôle malgré la forme concertante de l’opéra. Elle campe ainsi une Carmen très incarnée, chantant par cœur et agrémentant le tout d’une présence scénique sulfureuse, même après l’entracte quand elle troque sa robe rouge pour une robe noire.
Le ténor Michael Spyres campe Don José dans un style vocal conforme à la psychologie attendue du personnage : candeur, naïveté et faiblesse sont autant de caractéristiques qui transparaissent de son interprétation et s’incarnent dans le timbre de sa voix. Le chanteur révèle l’amplitude de sa tessiture, semblant trouver l’aisance et le souffle juste dans les graves comme dans les aigus. Si sa voix quelque peu intériorisée peine par moments à dépasser l’orchestre, elle révèle toutefois toute sa virtuosité lorsqu’il chante son amour pour Carmen avec l’air « La fleur que tu m’avais jetée », à l’issue duquel il est acclamé par le public. Son duo avec Micaëla est également accueilli avec beaucoup d’enthousiasme : l’orchestre se faisant plus discret, les timbres des voix sont mis en valeur dans un équilibre harmonieux.
Dès ses premières notes, Elsa Dreisig envoûte visiblement le public par la délicatesse de son timbre. Le son de sa voix claire plane au-dessus de la musique de l’orchestre sans la moindre démonstration de force, offrant une interprétation du personnage extrêmement sensible et expressive. Elle monte dans les aigus avec une facilité et une agilité déconcertante, comme sans efforts. Sa voix contraste comme il sied avec celle d’Elena Maximova, marquant l’opposition entre leurs deux personnages : Micaëla incarne la douceur face à la provocatrice Carmen. D’ailleurs, cet écart est aussi représenté par le jeu des tenues (la robe blanche de Micaëla traduisant sa pureté et son aspiration au mariage, face à la robe rouge éclatante de Carmen, le reste du plateau étant vêtu de noir). Le timbre de la chanteuse est à l’image de son personnage, qui incarne bonté et innocence mais certainement pas faiblesse ni fragilité. De la même manière, son chant trahit douceur et sensibilité mais aussi justesse et détermination. Beaucoup d’émotion transparaît de son interprétation du célèbre air « Je dis que rien de m’épouvante », ovationné par le public.
Alexandre Duhamel incarne de sa voix l’assurance du toréador charismatique et admiré. Clair et intelligible dans les aigus, puissant dans les graves, il impose sa présence sur scène et son ascendance sur Don José de par son coffre et sa projection vocale. Le baryton domine le paysage sonore, creusant l’humiliation et la rancœur de Don José notamment lors du duo des deux personnages, durant lequel l’orchestration se fait de plus en plus pesante. Toutefois, cet Escamillo reste beaucoup dans la partition, contrastant avec les autres solistes qui campent et meuvent davantage leurs personnages avec théâtralité même dans cette version concertante.
Florie Valiquette, en Frasquita, habille le personnage de sa voix claire au timbre perçant. Adèle Charvet offre une interprétation de Mercedes dans un style vocal comparable, avec toutefois une touche un peu plus douce et ronde dans la voix, ce qui rend le duo complémentaire et homogène. Toutes deux sont en retrait face à Carmen mais elles ne s’effacent pas pour autant, offrant à leurs personnages une place juste dans l’intrigue de par leur interprétation.
De la même manière, Cyrille Dubois et Philippe Estèphe respectivement le Remendado et le Dancaïre, campent avec justesse leurs rôles. Leur complicité s’incarne dans la complémentarité de leurs timbres et de leurs styles vocaux : un ténor à la voix souple, agile et maîtrisée pour Cyrille Dubois tandis que Philippe Estèphe est un baryton au timbre soutenu qui livre au public des sons pleins et affirmés. Leur précision rythmique et l’articulation dont ils font preuve en quintette (Carmen incluse) est tout à fait remarquée.
Le brigadier Moralès, interprété par le baryton Thomas Dolié fait preuve de théâtralité et d’assurance. Son timbre puissant s’impose face aux chœurs, trouvant sa juste place de soliste.
La basse Nicolas Courjal campe l’officier Zuniga de sa voix autoritaire, qui résonne de manière adéquate avec le statut du personnage qu’il incarne.
Le Chœur de l’Opéra National du Rhin – dirigé par Hendrik Haas – exécute la partition avec rigueur et précision. Le rendu est harmonieux et homogène, un peu couvert toutefois par le son de l’orchestre à certains moments. L’interprétation très imagée pallie l’absence de mise en scène, notamment dans l’air des femmes « Dans l’air, nous suivons des yeux la fumée » durant lequel les éclats de voix et envolées figurent cette fumée comme si elle se dissipait effectivement.
La Maîtrise de l’Opéra National du Rhin – dirigée par Luciano Bibiloni – équilibre avec largesse la diversité des voix de ces jeunes chanteurs âgés de sept à dix-huit ans. Les voix les plus mûres portent l’ensemble et le soutiennent sur le plan vocal alors que transparaît la couleur singulière propre aux voix adolescentes et enfantines. C’est cette touche de charme et d’audace qui finit de parfaire le chœur des adultes en le complétant à la fin du dernier acte.
Chaque voix vient ainsi incarner les personnages écrits par Henri Meilhac et Ludovic Halévy dans le livret de Carmen, faisant deviner leur personnalité à travers leurs actions (musicales). Le spectacle est très applaudi par le public alsacien, enthousiasmé par la qualité des performances vocales et instrumentales.
Maîtrise de l'Opéra National du Rhin (© Nicolas Rosès)
Chaque voix vient ainsi incarner les personnages écrits par Henri Meilhac et Ludovic Halévy dans le livret de Carmen, faisant deviner leur personnalité à travers leurs actions (musicales). Le spectacle est très applaudi par le public alsacien, enthousiasmé par la qualité des performances vocales et instrumentales.