Bach to Santiago : généreuse Passion selon Saint-Matthieu au Teatro Municipal
Vingt ans que cette Passion n’avait pas été jouée au Municipal de Santiago, qui est aussi l’Opéra National du Chili. Programmée, comme Ôlyrix l’annonçait, en 2021, puis reportée dans le contexte de la crise sanitaire, la Passion selon Saint-Matthieu y fait enfin son retour. La salle principale de ce théâtre (inaugurée en 1857), qui compte quelques 1500 places, honore en faisant quasiment salle comble le retour de cette œuvre plutôt rare (la Passion selon Saint-Jean du même Bach est plus volontiers programmée de par le monde) et exigeante (elle requiert deux chœurs et deux orchestres). Les spectateurs chiliens, contrairement aux Argentins de l’autre côté des Andes, se montrent très disciplinés, attentifs et concentrés, applaudissent aux moments opportuns et donnent l’impression d’être dans une sorte de recueillement à l’occasion de cette Passion.
Pedro-Pablo Prudencio est un jeune chef chilien à la tête de la Orquesta Filarmónica de Santiago. Son beau parcours en Amérique latine lui a permis de diriger la Klangforum Wien ainsi que l’Orchestre du Théâtre Mariinski à Saint-Pétersbourg. Il est, pour cette soirée, très investi dans la tâche ardue qui lui incombe : sans baguette, c’est tout le corps qui est mis à contribution pour diriger les deux orchestres, disposés de façon symétrique sur le devant de la scène et qui comprennent des instruments de musique ancienne comme le clavecin, la viole de gambe ou le théorbe. La direction est généreuse dans le sens où elle s’intéresse à chaque musicien, apporte soutien, bienveillance et réconfort du geste ou du regard à toutes les familles d’instruments, tout en maintenant fermement et avec beaucoup d’engagement physique le timon rythmique et volumétrique de cet énorme ensemble.
Forts rares sont, heureusement, les moments où une attaque aurait pu ici être un peu plus précise, où un ponctuel relâchement dans la justesse de jeu d’un clarinettiste vient là rappeler l’exigence de rigueur que Pedro-Pablo Prudencio, acclamé par le public, tente de mettre en place. Le double orchestre fait preuve de docilité et déploie de voluptueuses sonorités, équilibrées et exacerbées par des têtes de pont solistes de premier rang largement mises à contribution par la partition (violons, flûtes traversières, viole de gambe en particulier, dans leurs duos avec les chanteurs).
Le chœur principal, formé par les chanteurs du Coro del Municipal de Santiago, est scindé en deux groupes distincts. Il est dirigé par Jorge Klastornick, ovationné et chéri du public, qui impressionne par son savoir-faire : le chœur maison déploie des couleurs dramatiques que la stéréophonie des deux phalanges (de chaque côté du fond de la scène) et l’homogénéité des timbres rendent avec autant de puissance que de délicatesse. Le deuxième chœur, le Coro de Niños y Niñas Mawünko préparé par Cecilia Barrientos Covacich, est quant à lui placé dans les deux balcons latéraux les plus élevés. Par sa clarté et sa brillance collectives, il apporte un supplément d’âme angélique sur « O Lamm Gottes, unschuldig » (Ô agneau de Dieu, innocent).
Si la beauté du chant choral est à la fête, les interventions des solistes ne sont pas en reste dans cette communion lyrique.
Patricio Sabaté (Jésus) est un baryton à la voix cuivrée et puissante, d’une rondeur chaleureuse et ondoyante. L’homogénéité du timbre fait reluire toute la tessiture de la patine de l’expérience et d’une recherche constante de profondeur, conjuguant gravité oratoire et vocale.
Felipe Gutiérrez, très applaudi, assume le rôle de l’Évangéliste avec force et détermination. Son ténor, organique et boisé, est fait d’une palette satinée et brillante. L’articulation, large et soutenue, offre d’amples projections et un certain sens du drame et de la narration.
La partie de Soprano est dévolue à Tabita Martinéz. Celle-ci fait preuve de douceur, de délicatesse, mais aussi d’élan et d’emportement viscéral, ses épanchements lyriques dénotent une voix versatile et robuste qui sait allier les contraires. Son alchimie vocale laisse découvrir un timbre élégant dans les médiums, agile dans les hauteurs et parfois les vertiges de sa tessiture.
Le sémillant contre-ténor José Andrés Muñoz assume avec beaucoup de maîtrise dans le souffle et l’émission la partition de l’Alto. L’organe vocal est d’une grande stabilité. Les vocalises sont aussi lumineuses que sirupeuses. Son art porte un engagement double où le vocal se fait l’enluminure du théâtral, tant ce chanteur fait résonner des nuances chromatiques et harmoniques vives et riches, pleines d’audaces stylistiques qui ravissent le public, admiratif et généreux à son encontre.
Gonzalo Quinchahual voit sa tessiture illustrer le rôle du Ténor. Les accents puissamment posés attisent un volume généreux. Le souffle est long et les intentions ne manquent pas d’ambition.
C’est Arturo Espinosa qui donne à la Basse le relief et l’assise de son timbre avec une élocution claire et ouverte qui nourrit la plénitude de son centre vocal.
Les rôles plus modestes, issus des rangs du chœur, complètent avec un certain brio le plateau vocal : les inflexions pleines d’autorité du baryton-basse Francisco Salgado (Ponce Pilate), les rondeurs versatiles de la basse de Jorge Cumsille (Judas), la voix claire et limpide du baryton Pablo Oyanedel (Pierre), l’élégance et la chaleur des timbres barytonant de Cristian Lorca (Grand Prêtre) et Carlos Guzmán (Second Prêtre), les reliefs colorés et enjoués des sopranos Jessica Poblete (Première Servante) et Jennifer Ramirez (Deuxième Servante), les couleurs chatoyantes du soprano de Regina Sandoval (Femme de Pilate), l’agilité du contre-ténor Boris Bustos et la solidité du ténor Nicolás Noguchi qui forment enfin les deux Témoins.
Les cloches de Pâques peuvent sonner : l’incontestable succès de cette Passion chilienne laisse bien augurer d’une forme de résurrection du Municipal de Santiago.