Falstaff et son “royaume” acclamés en direct du Met
Robert Carsen propose ici une mise en scène a priori classique et même sérieuse, laissant penser aux spectateurs qu’ils sont les seuls conscients du comique de la situation (celle de cet opéra-bouffe racontant l’échec d’un vieil homme bedonnant imbu de sa personne à séduire deux jeunes bourgeoises mariées, et qui s’amusent à le ridiculiser avec leurs amies).
Dans un décor fastueux sans verser dans l’excès, Robert Carsen déroule le spectacle dans l’Angleterre des années 1950 avec un hôtel très chic pour le premier acte. Le rideau s’ouvre sur une chambre avec un immense lit et des tables couvertes de nourritures et d’alcool, traces d’une soirée débridée. Puis, en quelques minutes seulement, le décor se transforme en un restaurant, lieu des meilleurs commérages, dans lequel le quatuor de femmes s’oppose au quatuor d’hommes tandis que les deux amoureux, Nannetta et Fenton, voguent d’une table à l’autre. Sans transition, la première partie de l’acte II se déroule dans un salon où le duo entre Falstaff et Miss Quickly fait particulièrement rire l’audience (ces deux artistes s’imposent ainsi sur la scène et à travers l’écran de cinéma comme en témoigne l’accueil et l’attention des publics).
Le jeu de couleurs avec les costumes et les lumières ne sont pas sans rappeler certaines comédies musicales filmées telle West Side Story par Robert Wise. Les robes cocktails et rockabilly s’accordent au décor tandis que Falstaff se distingue tantôt par une queue de pie rouge tantôt par un magnifique manteau de fourrure. Les lumières, pourtant simples, jouent un rôle majeur dans la temporalité de l’histoire et le caractère irréel voire fantastique du dernier acte. Chaudes lors des moments d’échanges entre les personnages, elles deviennent bleues lors des monologues de Falstaff ou encore pendant les duos entre les jeunes amoureux, comme si le temps s’arrêtait pour eux.
La dernière scène du deuxième acte s’impose comme moment scéniquement-clé dans le spectacle et sa retransmission avec cette cuisine rétro improbable : quatre actions se déroulent alors en même temps dans une chorégraphie huilée (Falstaff dans le panier à linge, Meg, Alice et Miss Quickly qui tentent de le garder caché, Ford accompagné d’une quinzaine de figurants mettant sens-dessus-dessous la pièce, et le jeune couple qui batifole sous les tables). Les déplacements des personnages font échos à la musique de Verdi pour le plus grand plaisir des spectateurs. L’atmosphère peut alors changer complètement et devenir beaucoup plus sombre dans le troisième et dernier acte : le rideau s’ouvre sur un plateau entouré de grands murs de bois massif, avec tout de même la présence d’un (vrai) cheval sur scène, détail faisant toujours son effet. Les murs s’écartent ensuite sur un ciel étoilé, comme un passage ouvert sur les rêves et les cauchemars de Falstaff. Les ombres des personnages parachèvent l’effet de cette mise en scène lorsque le chœur arrive avec des casques ornés de cornes de cerfs, entourant Falstaff comme des démons infernaux.
Michael Volle assume le rôle-titre sans hésitation et, même dans un pyjama sale et ridicule, il parvient subtilement à rendre le personnage tout sauf détestable. Son jeu d’acteur égale sa voix de baryton, sûre, maîtrisée et généreuse. Sa présence scénique fait même oublier et vient investir le vide du plateau au début du troisième acte. Sa voix s’équilibre pleinement dans les ensembles sans jamais prendre le dessus.
La Miss Quickly de Marie-Nicole Lemieux ajoute le dose de folie et d’absurdité qui manquerait sinon parfois dans le spectacle. Les rires des spectateurs à chacune de ses interventions témoignent de son jeu pétillant, tandis que sa voix profonde avec des graves très doux porte ses interventions et les ensembles.
Christopher Maltman (Ford) n’est de son côté pas en reste et l’humour perce dans sa voix dès sa première apparition. Son arrivée en costume doré, lunettes de soleil et chapeau de cowboy ajoute à la scène un caractère loufoque fort bienvenu. Moins ample que celle de son adversaire Falstaff, l’espièglerie précise de sa voix conquiert le public malgré un petit décalage rythmique rapidement rattrapé.
Hera Hyesang Park s’impose en Nannetta dans la dernière partie de l’œuvre, sortant alors de sa discrétion pour attirer la lumière et les oreilles en duo comme en solo. Sa voix légère et d’une grande clarté, tant dans les aigus que dans les médiums, démontre un contrôle et une musicalité sans faille.
Son prince charmant, Fenton (Bogdan Volkov) semble tout droit sorti d’un film de Disney et ses apparitions marquent des moments de répit dans l’histoire. D’une voix de ténor riche avec un timbre rond, il séduit le public.
Ailyn Pérez, pourtant dans le rôle d’Alice, reste discrète sur scène et c’est par la voix qu’elle s’exprime, dès le premier acte, sur la tonicité de ses aigus chaleureux. Jennifer Johnson Cano (Meg Page) porte une puissance impressionnante tandis que le docteur Caïus joué par Carlo Bosi paraît plus faible malgré un timbre lumineux. Les deux serviteurs de Falstaff, sont biens assortis, Richard Bernstein (Pistola) séduit par son vibrato élégant et Chauncey Packer (Bardolfo) fait rire d’une voix légère, précise et vive. Le chœur donne un souffle dynamique très appréciable sur le plateau du troisième acte.
Ce live diffusé dans le monde entier, permet comme de coutume d’apprécier également des échanges avec les chanteurs et le chef d’orchestre tout en assistant de manière inédite aux changements de décors entre chaque scène. Dommage cependant que la réalisation ne s'attarde pas visuellement sur le chef Daniele Rustioni (Directeur musical de l’Opéra national de Lyon) tandis qu'elle permet d’apprécier les qualités de précision et de dynamiques insufflées musicalement à l’Orchestre du Met.
Succès indéniable, le souffle de vie lancé par Robert Carsen fait oublier que Falstaff a été composé il y a 130 ans par un maître dans sa 80ème année. Après le grand finale se terminant comme une photo de famille autour d’un banquet, les solistes saluent un public debout et enthousiaste.