Doublement dédoublé, Falstaff se plie en quatre à l'Opéra de Nice
La deuxième représentation de Falstaff se voit donc bouleversée en son noyau masculin. Et tout comme pour la récente production de Lucia de Lammermoor, le Directeur de l’Opéra, Bertrand Rossi vient en personne faire une allocution : évoquant le fait que l’arbitre vient de siffler le départ du match de football Nice-Angers, il file la métaphore sportive, évoquant les distributions comme des équipes, avec attaquant central et capitaine, se définissant comme speaker de l’OGC Nice (qui serait ici l’Opéra Grandement Chantant), pour expliquer que deux remplaçants sont arrivés d’Italie la veille et le matin même. Les deux barytons chanteront en se tenant à leur pupitre côté Jardin, tandis que les chanteurs prévus incarneront leur rôle sur scène, restituant le travail de direction d’acteur et bougeant même leurs lèvres de manière synchrone. Le public d’habitués tout autant que le public néophyte, apprécie visiblement le surcroit de virtuosité et de comique qu’apporte le dispositif.
L’équipe scénique, resserrée et habituée de la maison niçoise, est menée par Daniel Benoin, Directeur du Théâtre Anthéa d’Antibes (coproducteur du spectacle où il se rendra mi-avril), qui signe également les lumières (clairement distribuées, blanches ou bleutées, selon les scènes), ainsi que les décors en collaboration avec Christophe Pitoiset. Ceux-ci opposent clairement les univers et les classes sociales, passant du chaos de la cour en béton d'un immeuble tagué (par le Street-Artist niçois OTOM), à l’ordre d’une villa en bois précieux.
La transition se fait via les vidéos de Paulo Correia, filmées près du sol pour le peuple, en altitude pour les nantis (avec même l'usage d'un drone), projetées sur un voile à l'avant-scène, qui dévoile le décor parfaitement aligné sur l'image d'arrivée de la vidéo. La forêt "enchantée" est faite d'arbres en pots apportés à la cour (d'immeuble) de Falstaff. Les costumes de Nathalie Bérard-Benoin sont tout aussi contrastés, entre robes de cérémonie, tenues d’homme d’affaires (Ford), de vieux biker (Falstaff), de hipster (Fenton).
Sir John Falstaff s’impose donc en la personne de Roberto de Candia et en la voix du baryton Federico Longhi. Le premier incarne l’imposante singularité du personnage, agrégeant à son physique, bedonnant pour l’occasion, l’avidité et l’ignorance. Sa danse déhanchée d’ours brun est gracieusement touchante. Vocalement, le baryton déploie un instrument plus moelleux que rocailleux. Il dévore l’air ambiant, en remplit ses poumons, pour le colorer, telle la robe sombre d’un château Petrus. La ligne vocale est ample, enracinée dans une tourbe féconde, tandis que l’usage assuré du vibrato lui confère une énergie motrice. Tendresse mêlée de grivoiserie s’accordent même dans ses passages en voix de fausset, même s'il dévoile un peu de faiblesse dans sa sérénade, pour reprendre de sa faconde lors de l’évocation de sa belle jeunesse.
Le riche propriétaire Ford est confié vocalement au baryton Massimo Cavalletti. Il lègue au personnage une voix caverneuse et rugueuse, haletante et vivante, d’autant plus marquante qu’elle offre, en miroir à celle du rôle-titre, une autre robe auburn. Elle est également bien ancrée dans son territoire, grâce à un timbre au cuivre de trombone, un souffle long comme sa coulisse, une projection sonore depuis son embouchure musclée. Sur le plan visuel, Vladimir Stoyanov adopte une gestuelle retenue. Moins à l’aise dans cet exercice de prestidigitation, il est souvent perdu dans la masse d’accessoires et de personnages réunis sur la scène.
La part de rêve, de douceur et de candeur est laissée au jeune ténor Fenton. Annoncé légèrement souffrant, Davide Giusti est néanmoins bien décidé à relever le défi du jour. Son allure de hipster avec chignon sert une voix bondissante, au timbre caractérisé, à la fois nasalisé et poitriné. Claire dans le medium, elle est parfois forcée dans l’aigu, du fait de son indisposition, mais donne une réplique bien chantante et galante à sa Nannetta.
Celle-ci, légèrement vêtue de voile, d’or ou d’organza, traverse la scène à grands pas, tandis que sa voix de comète s’envole avec aisance. Le vibrato de Rocío Pérez est bien dosé, le souffle fourni, dans l’innocence comme dans le complot.
La soprano Alexandra Marcellier (nouvelle Révélation Lyrique aux Victoires de la Musique Classique) incarne Mrs. Alice Ford, de sa présence physique en commère intrigante aussi bien qu’en épouse sage, à la tête du quatuor féminin. Mais le timbre reste comme enrobé de glacis, depuis un vibrato placé bas dans la gorge. Ce timbre est bien reconnaissable dans les ensembles dont il attire à lui la quintessence hilarante de ces commères shakespearienne, mais la sensualité du rôle reste comme corsetée. Meg Page, l’alter ego d’Alice, moins exposée, est distribuée à la mezzo-soprano Marina Ogii. Le port altier de la chanteuse s’allie à la lumière de son timbre, pour enrichir l’ensemble féminin.
Le rôle de Mrs. Quickly est confié par Verdi à une tessiture de contralto, mais Kamelia Kader, mezzo-soprano d’ampleur, en investit les dimensions avec aisance. Son personnage, physiquement et vocalement, traverse les territoires, les situations et les classes sociales. Son perfecto en cuir noir et sa robe bleu jean, est une tenue tout terrain, qu'elle troque ensuite pour une somptueuse robe fuchsia. Le timbre est coloré à l’avenant. Ses révérences vocales, volontairement outrées sans se départir de lyrisme, montent et descendent, à la faveur de son rôle d’intrigante. La voix est franche, mais elle sait se laisser traverser par le souffle, pour décocher des aigus aguichants et des graves sensuels.
Le duo de domestiques de Falstaff se montre virtuose dans l’art du retournement de veste. Le personnage Bardolfo du ténor Vincent Ordonneau, bien déluré, s’articule étroitement à celui du Pistola de la basse Patrick Bolleire, bien déclamante. Ferme la marche le Docteur Caïus du ténor Thomas Morris, au timbre bien perché, faisant sonner son fausset, dans son monde sournois.
La direction musicale de Daniele Callegari est d’une impeccable élégance. L’œuvre est une grande montre suisse, dont chaque seconde semble vivre pour elle-même, tant les textures de l’orchestration verdienne sont éparpillées, disséminées. Scène et fosse semblent alors jouer au ping-pong, tandis que le chef d’orchestre paraît tenir une raquette, dans chaque main. Sous sa conduite, les musiciens de la phalange, solistes comme tuttistes, et en particulier les vents et la petite percussion, sont particulièrement à l’écoute du plateau, ayant à caractériser en permanence le climat scénique. Le Chœur de l’Opéra de Nice, peu sollicité dans cet opus, déploie ses trésors d’unité, prolongeant l’énergie pulsatile qui anime les forces du spectacle.
Le public, dont une partie engouffre ses applaudissements dans le silence qui précède la strette finale, acclame particulièrement les deux binômes d’acrobates de l’après-midi, venus le saluer main dans la main.