Grigorian et Gabel : complicité straussienne à la Philharmonie
La soirée se voit certes écourtée due à l'absence de Mikko Franck à la direction, souffrant, et remplacé par le chef Fabien Gabel, poussant à la restructuration du programme. Ce dernier prévoyait en effet une dernière œuvre, La légende de Joseph, fragment symphonique, mais est finalement réduit en deux grandes parties : la première, orchestrale, avec les Quatre interludes symphoniques et la seconde, autour de la chanteuse Asmik Grigorian, avec deux arias straussiennes (le monologue de Chrysothémis tiré d'Elektra et la scène finale de Salomé, succédant à la Danse des sept voiles du même opéra). L'ensemble ne durant que 50 minutes l'entracte est également supprimé.
L'avantage de cette nouvelle structure est que le public subit un plongeon rapide, total, envoûtant dans l'univers sonore straussien sans aucune brisure, au fil des œuvres, d'une direction et d'un orchestre de plus en plus denses. Car c'est au chef que revient la difficile tâche de reprendre le travail de son collègue, de s'en imprégner, d'y ajouter sa propre sensibilité, et il y parvient en faisant se déployer la phalange de l'Orchestre Philharmonique de Radio France avec des couleurs franches que la direction et l'acoustique nette -sèche parfois- de la salle mettent en évidence sans jamais hacher le propos ou le réduire à une succession de prouesses techniques isolées. La connivence permettant aux instrumentistes de s'écouter, de reprendre les mélodies, de les partager et les détourner au gré des pupitres, apparaît ainsi clairement, de même que le plaisir esthétique manifeste dans ce jeu croisé, laissant affleurer les subtilités orchestrales de l'écriture. La direction parvient sans peine à entretenir et conserver cet engagement tout du long, ce que la violence musicale de ces partitions permet aisément, sans céder toutefois à une forme d'histrionisme ou au sacrifice de la cohérence dramatique au détriment d'un magma expressif.
Dans la même logique, la voix de la soprano lituanienne n'est jamais couverte et le chef prend soin de ne jamais la quitter longtemps des yeux pour conserver toujours un contact artistique avec elle. En ressort un soin particulier à faire entendre et comprendre le texte, une souplesse bienvenue même dans les moments les plus paroxysmiques, et une cohérence dramaturgique partagée. Le crédit revient tout autant à la chanteuse qui, outre une diction précise et sensible, déploie un instrument immédiatement sonore, au timbre chaud et insolent, au registre grave poitriné sans excès et parfaitement audible jusqu'aux dernières mesures de la partition, éprouvante, de Salomé. Les applaudissements sont d'autant plus fournis, à la clôture du concert, que l'artiste laisse peu à peu le personnage de la princesse s'emparer d'elle, faisant naître dans sa gestuelle et l'engagement de son corps une ombre inquiétante, une fébrilité (évoquant quasiment les pensées suicidaires du personnage), faite d'austérité et d'étrange dédain. S'ajoute à cela une présence charismatique faite de détente et d'ouverture au chant avec évidence : les aigus transpercent librement la masse orchestrale, la mâchoire ne se tend jamais et la technicienne parvient constamment à réinvestir son geste vocal, avec une dextérité participant au plaisir d'écoute. Le son n'est donc jamais altéré ou durci et conserve sa fermeté et sa brillance jusqu'aux notes les plus ténues, dans un respect de la dynamique de l'instrument permettant à la cantatrice d'impressionnants crescendi sur les dernières phrases de Salomé ("Allein, was tut's ? Ich habe deinen Mund geküsst, Jochanaan!" : le baiser final de Salomé à Jean-Baptiste décapité).
L'artiste est rappelée quatre fois et ovationnée bruyamment par un public conquis.