Il Canto Nobile de Marseille en Baroque
Jean-Marc Aymes, qui tient le clavecin et l’orgue, est la pierre angulaire de la soirée. Fondateur (avec María Cristina Kiehr) de la formation Concerto Soave, directeur artistique de Mars en Baroque, il commente chaque volet de ce programme finement dosé, autour de trois compositeurs : Jacopo Peri, Sigismondo d’India et Girolamo Frescobaldi. Chaque musicien, en devient, ensemble et tour à tour, soliste, duettiste ou chambriste, le théorbe (Ulrik-Gaston Larsen) et la viole de gambe (Flore Seube) venant apporter à l’ensemble leur fluide et subtil continuo.
L’église Saint-Théodore, aux fastes anciens, est auréolée de mauve, couleur de l’expression spirituelle. De fait, cet art de cour, dont la thématique centrale, profane, met en relation et tension l’amour et la mort, a quelque chose de sacré, de céleste, d’élevé. C’est une musique qui s’écoute de près. Elle se tient dans un mouchoir de poche acoustique, ouvragé et amidonné. Bénéficiant des hautes voûtes de l’édifice, elle parvient à remuer le for intérieur de l’auditeur, comme à la cour des Médicis ou des Gonzague.
La soprano María Cristina Kiehr se tient frontalement, le regard caressant la partition. Sa manière d’entrer dans le son est progressive, nette, sans vibrato. Le timbre est de lin et d’amande. La voix est souple et longue, s’étire sans accroc ni rupture, depuis le medium jusqu’à l’aigu. Chaque mot important reçoit son galbe, en écho légèrement décalé, lors des duos, avec celui du partenaire masculin. Cette interprétation millimétrée, et pourtant évidente, naturelle, permet à la soprano de restituer la manière propre à la musique du premier baroque de structurer le temps, de se doter d’éléments porteurs de forme. Son interprétation montre combien le texte poétique en est l’élément-clé, s’agissant de rester sur un mot, ou à l’inverse, de déclamer de longues phrases avec célérité. La chanteuse, spécialiste de ce répertoire, sait attirer jusqu’à sa voix la résonance acoustique, nimber son instrument d’un souffle nostalgique, illuminer son verbe, souligner la véhémence des passions. Ses traits fusent comme s’ils chutaient vers les hauteurs, qu’elle sait amortir à l’aide de telle ou telle technique, notamment ces infimes tremblements labiaux, sommés de traduire l’agitation d’un cœur qui s’enflamme. Si ses gestes corporels sont rares, son jeu de mimiques est saisissant, qui vient traduire l’amertume de tel ou tel personnage.
Le baryton Romain Bockler se fond totalement dans cette belle matière sonore, qu’il vient ombrer d’écaille et d’ébène. Son art de la variation verbale, qu’il agrémente de « r » tremblants plus que roulés, s’offre en miroir de celui de sa partenaire. La dynamique de ses sons étirés est progressive, toujours bien calibrée, de manière à répondre étroitement au questionnement dont le texte poétique est souvent porteur. Le baryton semble jeter le son puis le reprendre, grâce à la puissance contrôlée de son émission. Même contrôle côté justesse, dans ses parties qui comportent de nombreux intervalles disjoints. Comme chez la soprano, les parties ornementées, notamment les micro-trilles, s’offrent en contraste avec de longues plaintes étirées, jusqu’à des aigus suaves se perdant dans le lointain.
Littéralement, les deux chanteurs permettent à la musique de « prendre l’air », que respirent également les trois instrumentistes qui les entourent. Les claviers de Jean-Marc Aymes sonnent clairs, égratignant de leur éclat l’air ambiant (Toccata de Frescobaldi). Le théorbe, tenu presque nonchalamment par Ulrik-Gaston Larsen sur ses jambes croisées, déploie la virtuosité de ses notes égrenées sur de solides basses. La gambiste Flore Seube tient son archet avec une main qui a la délicatesse d’une corolle. Elle apporte, dans ses différents dialogues avec ses partenaires, ce supplément de legato, ce ciment aussi bien acoustique qu’harmonique, qui assure la continuité de la basse. Elle sait, comme sur la pointe des pieds, assurer le fondement de l’édifice sonore, ses ébauches de symétrie et de carrure préfigurant la tonalité.
Une intelligence collective anime la formation baroque qu’est le Concerto Soave, qui parvient, par sa quête de son et de sens, à canaliser les passions exprimées par ce répertoire. Le public, en connaisseur, retient son souffle et respecte le silence obtenu par la musique, pour mieux l’applaudir encore, après en avoir été physiquement, esthétiquement et émotionnellement saisi.