Bastarda I, splendeurs et souffrances de la Reine Élisabeth à La Monnaie de Bruxelles
Tétralogie en deux temps et une couronne
Cette belle section du catalogue de Donizetti prend ainsi des allures de roman d’apprentissage / série d’intrigues façon The Crown. La maison lyrique a distillé la communication et la publicité au fil de longs mois, via des aperçus et visites d'ateliers, jusqu’au dévoilement d'autant plus impressionnant de l’univers Élisabéthain signé Olivier Fredj (mise en scène) avec la collaboration de Petra Reinhardt (costumes) et un casting venant former la pointe du travail des corps de métiers au service de l'opus.
Servie par une mise en scène sophistiquée et de somptueux costumes, Bastarda entretient le patrimoine et le savoir-faire des ateliers (sollicités sur deux années et demie de préparation). Le résultat de ce travail aussi monumental que détaillé grâce à la précision extrême dans les décors et éclairages d’Urs Schönebaum ainsi que les costumes réalisés sous la direction de la cheffe d’atelier Regine Becker offre ainsi notamment 110 costumes, 60 paires de chaussures, 43 perruques qui peuvent rejoindre les collections de La Monnaie, sans compter les bijoux… chaque accessoire se fait prolongation des personnages, de leurs affiliations et de leurs maisons.
Les costumes vont jusqu’à structurer également la scénographie grâce à la maîtrise technique des artisans. Costumes larges et lourds à déplacer (à la façon des décors), certains peuvent être aidés par des roues bien dissimulées, et les changements peuvent s’opérer dans l’obscurité du plateau (à la façon d’un numéro de transformiste).
La mise en scène repose sur une géométrie épurée de l’espace (figurant le château de Westminster) rendant d’autant plus impressionnantes les tenues : la scène de couronnement restera notamment dans les mémoires, la reine, dans une robe dorée magistrale, franchissant un pont dressé au-dessus de l’orchestre, le public entier étant alors invité (par les ouvreuses) à se lever en l’honneur d’Elizabeth.
Bastarda Part 1 : Pour le Meilleur et pour le Pire
Si Donizetti n’a jamais pensé ces quatre opus comme une série tétra-logique, Anna Bolena, Maria Stuarda et Roberto Devereux ont plusieurs fois été réunis en une “Trilogie Tudor ”. La Monnaie rend également justice au quatrième opus, Élisabeth au château de Kenilworth dans une nouvelle trame narrative et musicale, avec une sélection de moments emblématiques recentrés sur Élisabeth, le tout dans un concept artistique du metteur en scène Olivier Fredj (qui signe l'adaptation des dialogues avec Yann Apperry) avec des arrangements musicaux du chef Francesco Lanzillotta (afin de lier les moments-clés, avec certains passages de musique contemporaine : atonale imitant les sons électroniques, formant selon lui “une nouvelle musique de synchronisation de l’opus donizettien à la manière d’une variation sur thème”).
Bastarda dessine et souligne le portrait d’une femme complexe, tiraillée entre les souvenirs nostalgiques d’une enfance marquée par une fausse insouciance, consciente de son futur rôle souverain, et bientôt traumatisée par la décapitation de sa mère Anne Boleyn sur ordre de son père Henri VIII (Élisabeth est alors rendue “illégitime” d’où le titre de ce spectacle). Entre mobilier d’époque et projections vidéos sur un plateau sombre, un double d’Elizabeth enfant la poursuit à travers ses différents âges. Elle est incarnée par Nehir Hasret, jeune anglaise à l’accent affirmé, qui devient vite “La Favorite” du public avec son impressionnante liberté de jeu (elle qui incarnait déjà le fil conducteur de The Queen and her favourite, spectacle avant-goût offert par La Monnaie en streaming en temps de confinements, alors que les artistes travaillant Bastarda étaient interdits de jouer devant du public).
“If I follow the inclination of my nature, it is this: beggar-woman and single, far rather than queen and married” (si je suis l’inclinaison de ma nature, je serais mendiante célibataire bien plus que reine mariée) - Elizabeth I
Le rôle principal de l’opus était réservé à la soprano grecque Myrtò Papatanasiu, qui avait incarné une Tosca maîtrisée in loco. Mais, souffrante, elle cède le trône de cette première à Francesca Sassu (prévue en alternance). Franche, ferme et directe, la voix de la soprano qui débute à La Monnaie marque son caractère royal. Les aigus tenus, puissants, ainsi que le vibrato serré de la chanteuse viennent pallier certaines limites dans les ornementations et les aigus les plus fins (et sans doute face à l'enjeu d’un remplacement en un soir de première). Mais elle réussit à chauffer progressivement sa voix pour basculer vers une puissance tragique correspondant aussi à l’évolution de cette reine, seule, trompée et torturée.
Enea Scala, bien connu du public de La Monnaie revient au service d’un Leicester belcantiste à la pointe. La voix compacte et pourtant souple du ténor au vibrato solaire s’impose avec finesse dans un casting solide. L’univers belcantiste de Donizetti résonne particulièrement chez cet artiste et grâce à lui avec sa précise vélocité.
Le couple royal Anna Bolena et Henry VIII est figuré par la prestation généreuse de Salome Jicia et Luca Tittoto, plus autoritaire que jamais. La soprano géorgienne était d’ailleurs Elisabetta dans The Queen and her Favourite tandis que Luca Tittoto était Baldassare dans The King and his Favourite.
La chanteuse aux traits de Joconde se dessine d'une voix généreuse, souple et sombrement teintée. Celle qui, jusqu’à sa mort, soutient sa fille, sait allier des aigus perlants, acidulés et chauds, livrant un a cappella impeccable et sidérant. Luca Tittoto livre pour sa part et comme attendu, une voix abyssale au service d’Henri VIII, mais son jeu est plus penaud : le roi cruel prend des allures d’austère Barbe Bleue.
Valentina Mastrangelo figure Amelia Robsart avec une émotion particulière. La jeune soprano italienne dessine son rôle avec une voix précise, les aigus acidulés percent avec puissance, vibrants et tenus sur une ligne claire et limpide.
Adversaire de taille de la Reine Elisabeth, Maria Stuarda est figurée par la puissance de Lenneke Ruiten (qui participait à une autre trilogie in loco, celle de Mozart & Da Ponte). La soprano perce la fosse et s'impose au plateau avec une puissance précise, sculptant son aura et sa rivalité.
Raffaella Lupinacci et Bruno Taddia se retrouvent eux aussi sur cette scène, pour endosser les rôles du Duc et de la Duchesse de Nottingham. La mezzo-soprano (également Giovanna Seymour) creuse la puissance de son jeu tragique avec une précision vocale certaine. Le baryton pour sa part, déploie la puissance naturelle de ses lignes, aux vibratos bien marqués.
Deux conteurs sur scène ouvrant le Once upon a time (Il était une fois) s’adressent d’ailleurs directement au public, facilitant la compréhension des ellipses temporelles. Ils reprennent ensuite leurs voix chantées : David Hansen figure Smeton avec la tenue de son contre-ténor aux aigus clairs et faciles comme son jeu. Tout aussi naturellement, Cecil trouve en Gavan Ring une voix de ténor subtile, élégante et aux aigus vibrants. Le duo s’impose avec malice.
L’Orchestre Symphonique de la Monnaie déploie comme à son habitude une musique vibrante, alliant la finesse de Donizetti avec la modernité composée pour l’occasion. L’énergie est au rendez-vous d’un résultat puissant et chromatique, partageant la fosse comme chaque personnage entre ombre et lumière.
Les Chœurs de La Monnaie dirigés par Giulio Magnanini sont rejoints par l'Académie sous la direction de Benoît Giaux. Leurs interventions ponctuelles, concentrées dans cette version n’en déploient pas moins la mesure de leur sonorité et la souplesse des changements de couleurs et de tempi. En outre, ils composent une cour foisonnante, parmi des danseurs-mimes rappelant les “funny walks” des Monty Python (ce spectacle déclenche ainsi de nombreux rires durant ce spectacle à l'absurde so british, tout en sachant pleinement émouvoir avec ces destins tragiques).
L’Opéra (re)devient ainsi saga, thriller, réimaginant et redécoupant le genre même et surtout face aux tragédies d’hier et d’aujourd’hui. Le public lui offre une ovation, pour moitié se levant même comme devant la Reine d’Angleterre et se donnant rendez-vous le surlendemain pour Bastarda II (compte-rendu à suivre sur Ôlyrix).