Luisa Miller face à la force de son destin à Rennes
Guy Montavon a opté pour une mise en scène fluide et linéaire en parfaite cohérence avec l’évolution stylistique de Giuseppe Verdi à ce moment de sa carrière, celui-ci apportant davantage d’unité dans l’enchaînement des airs avec un récitatif mélodique mettant en avant la vérité humaine plus que les effets, laissant derrière lui les drames du Risorgimento (soutenant l’unité italienne face à l’occupation autrichienne) pour s’attaquer à un drame plus intime et restreint, que le metteur en scène qualifie de « Kammerspiel » (pièce de chambre).
La mise en scène évite ainsi toute vision folklorique (l’intrigue du livret, inspiré d’une pièce de Schiller, se passe au Tyrol), aussi bien que tout recours à une transposition contemporaine pour s’attacher à la gestique, aux attitudes, aux regards caractérisant chaque personnage, chaque détail étant perceptible sur cette scène-écrin de l’Opéra de Rennes.
Les différences de génération et de classes sociales sont visibles dans le choix des costumes : des habits de l’ancien temps en velours patinés et délavés pour la noblesse contrastant avec la robe fleurie de Luisa et le costume marron de Rodolfo. La scénographie (également d'Éric Chevalier) consiste en des panneaux sur rail semi-transparents, se déplaçant et structurant l’espace. Quelques accessoires symboliques éclairent le spectateur comme un cerf gisant au sol lors de la scène de chasse, le jeu d’échecs entre Walter et Wurm (métaphore de leur trahison), le verre contenant le poison. La scène finale est particulièrement éloquente, vision d’une mort heureuse, apaisante, réunissant les deux amoureux sous une pluie de pétales tombant des cintres, mais le metteur en scène esquive quelques éléments essentiels à la compréhension lors du dénouement : Rodolfo ne verse pas de poison dans le verre, difficile alors de comprendre ses intentions envers Luisa. L’assassinat de Wurm (par Rodolfo mourant) est également omis.
Marta Torbidoni incarne intensément le rôle de Luisa Miller, l’héroïne de la tragédie dont le destin est forgé par une société régie par les hommes : son père (Miller), son amoureux Rodolfo, le père de celui-ci (le Comte Walter), et Wurm, l’homme qui lui est destiné contre son gré. Sa voix colorée aux subtiles variations de tempi oscille entre soprano colorature léger et soprano plus dramatique. Son premier petit air est tout en légèreté alors que sa prière du deuxième acte bouleverse visiblement le public (et fait même son effet sur scène, suscitant des applaudissements sarcastiques de Wurm qui l’observe). La voix est alors charnue, les medium soutenus jusqu’au moindre pianissimo. Innocente prise au piège, elle suspend les sons plutôt que de les détimbrer lorsqu’elle évoque la mort dans un tempo ralenti. L’interprétation aux multiples facettes est toujours juste, jamais forcée même dans les duos, notamment avec son père au cours du dernier acte, d’une grande émotion.
Ce père, Miller, est interprété par Federico Longhi de sa voix ample et puissante, aisément projetée et au fort vibrato. Le mordant de l’articulation et son engagement théâtral réunissent les qualités du baryton verdien. Passant de l’autorité au désespoir, il incarne un homme affligé, à la voix de plus en plus nuancée et qui comprend trop tardivement le sacrifice de sa fille, pour lui.
La sincérité passionnée de l'interprétation de Gianluca Terranova est à l'image de son rôle de Rodolfo. Scéniquement précis et juste, entre exaltation amoureuse, envies de meurtre et de suicide, sa voix tendue lui impose cependant des efforts audibles. Sa technique de souffle lui échappe même, et il ne peut moduler sa ligne à sa guise sur toute son étendue, manquant de projection dans les aigus et de soutien dans les fins de phrase. Visiblement soucieux de s'économiser en soliste, ce sont les duos qui le retrouvent dans une forme de conviction vocale, s'appuyant sur Luisa en point d'ancrage (à l'image de son personnage).
Le Comte Walter est campé par Cristian Saitta. Sa voix de basse aux graves sonores et puissants, aussi vibrante que celle de Miller, insuffle toute l’impétuosité nécessaire afin d’affirmer le sentiment de supériorité de son personnage, associé à son titre de noblesse qu’il a usurpé à son cousin en l’assassinant avec l’aide de son complice Wurm.
Ce dernier, l'antagoniste prêt à tout pour obtenir la main de Luisa Miller, a des allures vampiriques lorsqu’il rôde autour d'elle jusqu’à la violenter. La voix de basse timbrée, nuancée, au phrasé subtil et varié d'Alessio Cacciamani s'allie au soin apporté à son jeu théâtral, donnant de la consistance à ce personnage venimeux.
Dupé par son père, Rodolfo est promis à la Duchesse Federica, simple faire-valoir ici ridiculisée, vieillie et enlaidie, affublée de deux cannes. Elle est interprétée par la contralto Lucie Roche de sa voix puissante aux aigus généreux et aux graves poitrinés sonores. Enfin, le petit rôle de Laura, l’amie de Luisa est confiée à Marie-Bénédicte Souquet qui l’interprète tout en délicatesse, d’une voix nuancée et timbrée.
L’orchestre maintient la tension dramatique tout au long des trois actes dont chacun porte un titre (L’amour - L’intrigue - Le poison). Le chef Pietro Mianiti, à la gestuelle précise et incisive dès les premières notes de l’ouverture, fait vivre le discours dramatique. Il communique aux musiciens réceptifs de l’Orchestre National des Pays de la Loire les ambiances appropriées à chaque scène, toujours soucieux de l’équilibre entre la fosse et le plateau ainsi que de ne jamais rompre le récitatif mélodique liant chaque épisode. L’exercice est d’autant plus périlleux que le chœur est dissimulé derrière les paravents avec un risque de décalage. La phalange vocale évite cet écueil et livre une vive performance, également lorsqu’il est visible sur scène, portant la couleur du deuil, annonciatrice de la tragédie.
Si cette œuvre assez rarement représentée a longtemps cherché son public, celui de cette production, conquis, réserve une belle ovation à l’ensemble des artistes qui ravive les lettres de noblesse de cet opéra et confirme la destinée populaire qu’elle mérite.