Nadia et Lili Boulanger en Florilège de mélodies à la Cité de la Musique
Sous le titre Les Heures claires, les deux artistes viennent de publier (chez Harmonia Mundi) un important coffret de trois disques entièrement consacré à l’intégrale des mélodies de Nadia et Lili Boulanger, dont plusieurs restées jusqu’ici inédites. Il comporte aussi quelques pièces non vocales. Cette grande première associe également à l’aventure la soprano Raquel Camarinha, le baryton Stéphane Degout, la violoniste Sarah Nemtanu et la violoncelliste Emmanuelle Bertrand.
L’ensemble de ces protagonistes impliqués n’a pu être réuni ce soir, la mezzo-soprano Lucile Richardot et la pianiste-musicologue Anne de Fornel ont de fait choisi de piocher dans ce legs qui consacre l’héritage des sœurs Boulanger. Ce corpus passionnant, plus fourni concernant Nadia Boulanger que celui de Lili décédée prématurément, offre à la fois des mélodies lumineuses et d’une subtile élégance, d'autres sombres voire profondément tragiques. Toute la désespérance de Nadia Boulanger se traduit ainsi dans Soir d’hiver, dont elle a écrit elle-même le poème, hommage amoureux à son maître et mentor, le pianiste Raoul Pugno décédé lors d’une tournée commune à Moscou. Cette collaboration trouve son apogée dans le cycle des Heures claires (1909) sur des textes d’Emile Verhaeren qui célèbrent l’amour du poète pour son épouse, la peintre Marthe Massin et dont les deux interprètes viennent extraire deux mélodies parmi les plus belles, Le Ciel en nuit s’est déplié et Vous m’avez dit. En 1906 déjà, s’appuyant sur des poèmes d’Albert Samain pour Versailles et Mon âme ou Camille Mauclair pour Doute ou Le Couteau (mélodie dramatique et presque suicidaire), la jeune Nadia Boulanger se démarque par la force de son inspiration et sa sensibilité presque exaltée.
L’écriture de Lili Boulanger peut apparaître certainement plus singulière, plus profonde sous l’effet de cette maladie pernicieuse qui viendra bientôt cueillir sa douce jeunesse, plongeant sa sœur dans les affres du désespoir. Reflets sur un poème de Maurice Maeterlinck, avec cette répétition de “Mon âme a peur !”, ainsi que Le Retour sur un texte de Georges Delaquys évoquant le retour d’Ulysse à Ithaque, à la musique très modulée s’avèrent à cet effet particulièrement significatifs de son art. Deux mélodies, de Gabriel Fauré (les incontournables Berceaux) et de Reynaldo Hahn (À Chloris), viennent compléter ce programme.
Le compositeur et pianiste, Fabien Touchard, professeur de contrepoint au Conservatoire de Paris, propose de surcroît en première mondiale et en hommage aux deux compositrices une mélodie de sa composition, Le Ciel en nuit s’est déplié, sur le poème de Verhaeren déjà mis en musique par Nadia Boulanger. Sa musique à la fois lyrique et relevant presque de la psalmodie, donne ainsi une vision très différente du texte.
Tout juste après la dernière représentation du Rossignol d’Igor Stravinsky et des Mamelles de Tirésias de Francis Poulenc au Théâtre des Champs-Elysées, Lucile Richardot offre sa voix au timbre singulier et mordoré à toutes ces mélodies. Avec une émotion jamais feinte et un investissement de chaque instant, elle semble comme respirer naturellement cette musique, lui conférant une profondeur exacte, une déclamation juste et posée (malgré quelques aigus un peu durs d’émission). Au piano, Anne de Fornel est bien plus qu’une accompagnatrice : plutôt une complice attentive aux nuances, aux lignes de force de cette musique, aux climats opposés et totalement acquise.
Devant l’enthousiasme du public, les deux amies font réentendre Versailles de Nadia Boulanger, mais aussi une complainte de la compositrice et cantatrice anglaise (décédée la même année que Lili Boulanger), Liza Lehmann. Le prochain projet de Lucile Richardot et Anne de Fornel vise à faire justement (re)connaître les compositrices anglaises, versant musical bien peu connu du public français. Elles reviendront ainsi toutes deux à l’Amphithéâtre de la Cité de la Musique pour un concert dédié en novembre prochain.