Printemps des Arts, ode à la poésie piano-voix à Monte-Carlo
La première partie du concert subtilement pensé est consacrée à la mélodie française, l’autre à son homologue allemande (cette dernière entièrement dévolue à Schubert dans les trois périodes de sa courte vie). Elle suscite un face-à-face de langues, de cultures, de styles et de personnalités, avec un moment de piano solo, tel une dédicace au milieu de la Schubertiade : la transcription du premier des Kindertotenlieder de Mahler, effectuée par le pianiste lui-même comme un cadeau remis en personne à la petite-fille de Mahler, Marina, à la tête de la Fondation Mahler et présente dans la salle.
Une table ronde précédant le concert, est consacrée à l’évolution du style de Fauré, au “dépoussiérage” de son image mal perçue par les tenants du Modernisme français, tandis que le propos introductif de Bruno Mantovani, Directeur artistique de ce Printemps des Arts, évoque le « désir de son » propre à chaque compositeur.
La voix poétique – celle qui porte la parole – est confiée au baryton Edwin Crossley-Mercer, qui entre dans le vif de ce désir sonore. Il use de sa présence physique d’airain comme d’un paramètre musical, dans la continuité de son parcours sur les scènes d’opéra. Le regard se lève, ses grandes mains caressent l’air avec douceur, pointent rageusement un index vers l’horizon, se referment en corolle sur le cœur. Le chanteur se balance parfois, d’une jambe à l’autre, comme pour voyager dans les terres poétiques arpentées par les âmes. Le baryton franco-irlandais maîtrise également la diction, polissant différemment consonnes et voyelles, dans le Français et l’Allemand. Dans la première, les consonnes sont contenues par le legato, même lors des « r » roulés comme il se doit, et tout est affaire de couleur et de dosage. L’articulation de la mâchoire commande la gravité de ses « a », la détente de ses « e » fermés, de ses « é » d’espérance, « i » insistant, « ou » vertigineux, « o » ébahis (dans La Vie antérieure de Duparc). Il donne plus librement cours à son pétrissage articulatoire faisant écho à la souffrance de Schubert. La respiration est courte afin de souligner la dimension strophique et hymnodique des poèmes, suspendue quand il le faut. Elle se fait compagnie aérienne de la musique, dans les passages haletants. Active, parfois nasalisée, elle permet de tenir le fil expressif, tandis que l’écriture se déchire en grondements de tonnerre et zébrures d’éclairs. La dynamique atteint facilement ses deux pôles opposés, pianissimi filés ou sforzandi (accent forte soudain) d’outre-tombe, lancés par quelques coups de glotte, jusqu’au cri dans l’acmé poétique, mais sans jamais heurter l’oreille.
Michel Dalberto, au piano, assis sur une chaise recouverte de velours comme sa veste bleu-nuit, est comme à la maison. De fait, il animera l’After au Crystal Bar de l’Hôtel Hermitage, moment de partage intimiste avec le public le plus engagé. Il y reprendra, en l’honneur de la petite-fille de Mahler, quelques autres de ses transcriptions, faisant résonner les Chants de la Terre du grand aïeul, compositeur ayant étiré tous les paramètres du son. Pour l’heure, son toucher est sismique, immédiatement pénétrant : incisif mais plastique. Le piano, avec lui, offre ses symphonies et ses orgues, mais sans jamais passer au-dessus de la voix, si proche. En effet, le baryton pose sa main gauche dans le ventre de l’instrument, connecté à sa grande chambre d’écho. Mais le pianiste veille à ne jamais l’engloutir. Ses amples coulées impulsent et amortissent les chocs dynamiques et gutturaux de la partie vocale. Avec lui, la tranquillité est impétueuse et le tumulte serein.
Cette combinaison chambriste, qui ne vit que de la relation entre le chant, le poème et le piano, est applaudie et rappelée par un public qui en redemande. L’Ave Maria de Schubert, donné en bis, ponctue le concert d’absolu.