Coups de roulis sur l’Athénée
L’ultime œuvre scénique d’André Messager (1853-1929) se fait rhabiller par Sol Espeche, s’inspirant des soap operas et autres telenovelas, les chassés-croisés amoureux des feuilletons télévisés faisant écho avec le marivaudage maritime de l'œuvre. Chacun des trois actes est ainsi introduit par un générique kitsch à souhait digne de La Croisière s’amuse (recap de l’épisode précédent inclus), projeté sur un rideau en avant-scène, avec même une « pause pub » cocasse en plein milieu de l’acte II (jeu auquel Irina de Baghy se prête avec entrain).
Cette opérette se déroule sur un navire de guerre, le Montesquieu
qui fait l’objet d’une enquête par un parlementaire, Puy Pradal, après un
incident de navigation, qui embarque avec sa secrétaire, qui s’avère être sa
fille. La présence des deux civils sur un vaisseau militaire est source de
frictions, d’autant qu’un triangle amoureux se crée entre la fille de Puy
Pradal, le capitaine du Montesquieu, Gerville, et l’un de ses jeunes officiers
(et coureur de jupons), Kermao, triangle compliqué par l’arrivée lors d’une
escale au Caire d’une ancienne maitresse de Gerville, l’actrice Sola Myrrhis,
qui va se rapprocher de Puy Pradal par carriérisme, au grand dam de sa fille,
avant que tout rentre dans l’ordre et que chacun choisisse sa moitié. Pour transporter dans ce voyage d’opérette, la scénographie se fait simple et
lisible, les mêmes praticables figurant aussi bien les passerelles d’accès ou
le pont du navire dans les actes I et III que des plans surélevés dans une
villa du Caire lors de l’acte II.
La metteuse en scène témoigne avoir été touchée par la vision plutôt progressiste pour l’époque des rapports homme/femme du livret d’Albert Willemetz. En effet, force est de constater qu’entre la fille et secrétaire du parlementaire Puy Pradal, Béatrice qui s’avère être le véritable animal politique des deux malgré la posture de fille obéissante que ses circonstances l’obligent à assumer, et l’actrice Sola Myrrhis prête à tout pour arriver à ses ambitions, les personnages féminins ne sont pas reléguées à être les objets du désir des protagonistes masculins.
Sol Espeche a poussé le curseur féministe avec humour, notamment par le choix des costumes élaborés avec Sabine Schlemmer, les bermudas légers arborés par les militaires du navire faisant d’eux de véritables « marins d’opérette », dans un renversement symbolique des rôles. La chorégraphie aux accents « modern jazz » d’Aurélie Mouilhade faisant se déhancher les officiers du Montesquieu renforce cet esprit malicieux et frondeur. Se dégage de l’ensemble une joie communicative au vu des éclats de rire du public qui lui aussi a embarqué, largement conquis par l’esprit de la pièce et le ton décalé de la mise en scène.
Chaque interprète se donne pleinement dans son rôle, se montrant comédien aussi bien qu’interprète, condition sine qua non pour qu’une opérette fonctionne. La mezzo-soprano Irina de Baghy, qui incarne Sola Myrrhis, aborde ainsi son rôle de diva intrigante et culottée avec un abattage et une générosité de circonstance, allant de pair avec une voix onctueuse, charnelle et résonnante. Pour sa part, la soprano Clarisse Dalles (Béatrice) campe une femme déterminée derrière ses allures de jeune fille bien élevée, jeu servi par une voix claire et résonnante, avec une belle fluidité dans les aigus.
Chez les hommes, la distribution est menée par le trio de barytons incarnant le père et les deux prétendants de la jeune première. Le premier (Puy Pradal) est joué par Jean-Baptiste Dumora, qui campe un parlementaire sentencieux s'acoquinant d’acte en acte, avec une diction précise et une voix franche et bien posée. Du côté des prétendants de Béatrice, deux âges s’affrontent. Le jeune homme (Kermao) est joué par Christophe Gay, tombeur surpris par ses propres sentiments, à la voix musclée disposant d’une belle aisance d’un bout à l’autre de sa tessiture. L’homme mûr (Gerville) est quant à lui incarné par Philippe Brocard, tour à tour suave et mélancolique, avec un timbre chaleureux et une ligne vocale soutenue.
Le ténor québécois Guillaume Beaudoin (Pinson) tire également son épingle du jeu dans son air où le mousse répond avec impertinence au ton inquisiteur du parlementaire, privilégiant l’interprétation du texte aux fioritures vocales pour profiter à plein des effets comiques, avec sa voix claire et tintante.
L’équipage comprend également les ténors Mathieu Septier (Haubourdin), au timbre brillant et à l’émission précise, et Matthias Deau (Subervielle) qui assure sa partition avec entrain et musicalité. Célian D’Auvigny (Muriac), joue aussi bien de son potentiel comique que de sa voix leste et limpide. Comme souvent dans l’opérette, certains rôles sont joués par des artistes venant d’une formation théâtrale (d’ailleurs, le rôle de Puy Pradal avait été créé par Raimu), ou ayant des parcours hybrides, dialoguant entre art lyrique et art dramatique, aussi le comédien et chanteur Maxime Le Gall (l’Amiral) s’intègre-t-il pleinement à l’ensemble.
La troupe est complétée par les femmes du Chœur des Frivolités Parisiennes, qui témoignent du même esprit de corps dans les dialogues que dans les chœurs à proprement parler, incarnant un groupe de femmes jaseuses de la haute société cairote gouailleuses et désopilantes.
Quant à l’Orchestre des Frivolités Parisiennes, la direction dynamique et avisée d’Alexandra Cravero lui insuffle le rythme enjoué de l’œuvre comique de Messager tout en demeurant lisible et précise, celle-ci recevant son lot d’applaudissements aussi chaleureux que ceux donnés aux chanteurs à la fin du spectacle.