Olivier Py, miroir et renversement : Le Rossignol et Les Mamelles de Tirésias au TCE
Le metteur en scène Grassois, tout nouveau Directeur du Théâtre du Châtelet, propose un dispositif en miroir présentant l'envers et l'endroit d'une même histoire, Le Rossignol devenant au premier acte les coulisses du spectacle Les Mamelles de Tirésias, donné au second, comme si les deux actions étaient simultanées.
Toutefois, et si Le Rossignol est clairement situé dans les coulisses de la représentation de l'œuvre de Poulenc (ce que les écriteaux du décor rappellent), l'œuvre n'est pas réduite à cette signification et se divise en deux espaces, situés à deux étages différents de la scénographie : celui du haut où techniciens et artistes s'agitent et celui du bas où se déroule ce qui reste de l'histoire, peu lisible, de l'oiseau et de l'Empereur de Chine. Ici, un malade est alité, secondé par plusieurs personnages dont la Mort (ou du moins un squelette qui valse), dans l'attente manifeste de quelque chose qui changerait son état indéfini et que la star-rossignol, descendant d'un espace à l'autre, vient incarner dès que l'oiseau est sollicité. Cette disposition complexe permet la multiplicité des lectures et l'histoire se fait tantôt fable écologique (notamment lorsqu'apparaît la couleur verte du costume du Rossignol), tantôt fable métaphysique (avec la présence dissonante de l'Empereur blême et apathique ou celle de La Mort), voire fable artistique (autour du rossignol-star) ou encore socio-politique (Le Rossignol-femme refusant de se soumettre à l'Empereur-homme qui l'enserre symboliquement avec un balai serpillère). Autant de lectures qui permettent au public de jongler d'un costume à l'autre, d'un objet signifiant à un autre, au gré de son imagination, laissant ouverte l'interprétation à l'image de l'étrange fable d'origine.
Néanmoins, dans cette première partie, certains éléments tirent explicitement l'imagination vers la sensualité (la gestuelle et les costumes du rossignol-star par exemple), voire vers un érotisme flou (le monte-charge rappelant un organe masculin et s'arrêtant sous une autre forme évoquant une lune puis, se divisant). Érotisme latent que le renversement (carnavalesque) du second acte achève d'expliciter, oscillant entre irrévérence de cabaret queer (french can-can, hommes en petites tenues à paillettes, ballons de baudruche-seins, etc.) et sexualisation assumée (décor représentant un attribut de femme en soleil, mousse en fond de scène lorsque le mari de Thérèse parle de sa progéniture innombrable et des œufs de morue). Les liens entre les deux mises en sens se cristallisent alors autour de la présence de la Mort (même si elle ne reste pas tout à fait la même d'un acte à l'autre), d'un discours critique de l'hyper-productivité (l'Empereur préférant au rossignol des bois l'ordinateur avec le logo d'un réseau social / le mari de Thérèse voulant à tout prix produire des enfants) et du refus des stéréotypes (Le Rossignol-star-femme refusant d'être cloisonné à un rôle de ménagère / Thérèse-Tirésias passant d'un genre à un autre, d'un métier à un autre au gré de ses envies existentielles).
Les chanteurs et chanteuses se plient à la particularité de ce dispositif en conservant toute l'ambiguïté de ces œuvres croisées dans leurs interprétations. Sabine Devieilhe endosse trois costumes ce soir, celui du Rossignol, de Thérèse-Tirésias et de La Cartomancienne en conservant d'un rôle à l'autre une perruque rousse, clin d'œil probablement à la muse opératique d'Olivier Py. La voix, ronde, brillante et onctueuse, n'est jamais appuyée et, très homogène sur l'ensemble de la tessiture, le timbre est fruité et se déploie au gré d'une diction claire et expressive jusque dans le sur-aigu. L'actrice quant à elle sait être séduisante, proposant une femme à barbe à l'érotisme travaillé, à l'humour désinvolte et spontané et à la caractérisation immédiate et lisible. Les interventions de son rossignol, tout en retenue, voluptueux et diaphane, constituent sans doute les moments les plus poétiques de la soirée.
À ses côtés, Laurent Naouri est un Chambellan / Directeur de théâtre à la voix claire et moirée possédant un vibrato relâché qui ne gêne aucunement la ligne de chant. Les deux rôles sont assemblés pour devenir une sorte de Monsieur Loyal passant des coulisses à la scène au gré des actes et trouvant dans la partition poulencquienne une écriture adaptée, faisant ressortir la jeunesse intacte du timbre du chanteur ainsi qu'un legato recentrant le son. L'acteur complet sait donner à chaque geste et à chaque mot sa bonne mesure faisant mouche sans jamais perdre l'équilibre du plateau et la complicité avec ses partenaires.
Jean-Sébastien Bou, lui, est tour à tour Empereur de Chine et Mari de Thérèse. Si le premier rôle, trop grave, rend la voix un peu sourde, cette dernière retrouve un métal combatif et grisé dans celui du mari, dépeignant sans peine le courroux et l'engagement politique surréaliste du personnage. Le jeu est précis et généreux, notamment dans le second rôle aux monologues énergivores sollicitant toutes les capacités de l'interprète.
Le Bonze et le Gendarme de Victor Sicard sont tout à fait crédibles. La voix est noire et perçante, pleine d'une expressivité soignée qui n'oublie jamais le chant. Si le rôle du Bonze est trop court pour laisser une réelle marque, celui du Gendarme redonne au chanteur une visibilité renforcée par un accoutrement tirant vers le sado-masochisme que des chorégraphies érotico-burlesques achèvent de dépeindre.
Cyrille Dubois compose assurément avec la plus grande quantité de rôles ce soir, tour à tour Pêcheur, 1er émissaire japonais, puis Monsieur Lacouf et Journaliste parisien. Dans le premier acte, la voix hésite entre un vibratello trop présent et des notes étirées manquant de relief, où le lyrisme peine à poindre, notamment dans les phrases souples et longues du Pêcheur. C'est réellement dans le second acte poulencquien, que le chanteur donne à entendre un timbre juvénile et doux, au grain noir par moment, semblant tout à fait libéré de ses contraintes initiales. Il en va de même pour la diction, un peu apprêtée dans Rossignol, beaucoup plus naturelle dans les Mamelles. L'acteur protéiforme est quant à lui très à l'aise, singeant l'accent titi-parisien (journaliste), soignant et s'impliquant avec une grande souplesse dans les chorégraphies (notamment celle de Lacouf).
À ses côtés, son complice Francesco Salvadori (Un émissaire japonais / Monsieur Presto) offre à entendre une voix grave au timbre sonore comme un bronze reluisant et à la diction engagée. Le chanteur a pour lui, de plus, un corps athlétique et souple où se lit de manière communicative le plaisir ludique qui le traverse lors des chorégraphies.
Rodolphe Briand (3e émissaire japonais / Le Fils / Une grosse dame) est un acteur averti, qui entraîne sa complicité avec le public, ce qui se sent et est apprécié dès sa première apparition mais aussi et surtout dans le rôle grotesque de la Grosse dame où le jeu avec les faux (énormes) seins, l'allaitement grand-guignolesque et la démarche pataude du personnage déclenchent l'hilarité de la salle. La voix, modulable, sert efficacement la caractérisation des rôles, passant en tête pour la Grosse dame ou devenant criarde pour l'enfant-lapin.
Chantal Santon Jeffery (La Cuisinière / Une dame élégante) possède une voix au vibrato un peu large mais dotée d'un velours capiteux. Ses rôles sont réunis en un seul personnage, celui d'une femme altière en tenue de soirée bleue pailletée qui sait s'imposer sans peine.
De même, les rôles de Lucile Richardot sont rassemblés autour du seul, vaste, de La Mort. Mais si elle est inquiétante et sombre dans Le Rossignol, elle devient paillarde et cheffe de file des revendications politico-surréalistes dans Les Mamelles. La voix est rauque et ne semble jamais vraiment tracer sa ligne de chant, ce que ses interventions en petit nombre ne permettent sans doute pas, restant cantonnée à une expressivité sans place pour la coloration.
L'Ensemble Aedes apporte un son commun puissant, centré et directif, soignant la rythmique poulencquienne sans avaler aucune syllabe ou aucun mot, avec une ronde homogénéité. Les choristes sont, de plus, très présents durant Les Mamelles de Tirésias, activement et incessamment impliqués dans l'action, notamment dans la gestion des 4049 bébés du mari de Thérèse ou encore les gadgets survenant de toutes parts au fil des scènes.
La direction de François-Xavier Roth enfin est à la fois régulière, innervée et dense, à l'écoute du plateau et très proche des chanteurs, ne laissant jamais son orchestre, Les Siècles, couvrir les voix, surtout dans les phrases bavardes et saccadées de Poulenc. Le Rossignol est tiré vers un lyrisme faisant entendre la dissonance comme une étrangeté enrichissant le mystère du personnage éponyme. À l'inverse la lecture des Mamelles est plus vive, dans la veine d'une soirée de cabaret sans pour autant tomber dans la lourdeur.
Le public ressort visiblement secoué et interloqué devant ce à quoi il a assisté, ayant cependant chaleureusement applaudi.
Le spectacle sera diffusé par Mezzo le 28 mars 2023, sur Medici TV à partir du 31 mars 2023 et sur France Musique le 15 avril à 20h