La Cenerentolina d’après Rossini à Colmar par l’Opéra National du Rhin
La représentation, qui a lieu dans l’intimité décomplexante de la petite salle colmarienne, s’inscrit dans la démarche menée par l’OnR visant à se rapprocher de son public –notamment des plus jeunes– en proposant un contenu accessible sans en sacrifier la qualité. Dans cette optique, La Cenerentola de Rossini elle-même inspirée de Cendrillon, le célèbre conte mis à l’écrit par Charles Perrault à la fin du XVIIe siècle, semble très appropriée. Dans Cenerentolina (qui signifie “petite Cenerentola” par ajout du suffixe italien -ina), le livret de Jacopo Ferretti est repris en français par Sabryna Pierre et la musique de Rossini adaptée par Nicolas Chesneau dans une version raccourcie (le spectacle dure 50 minutes) écrite pour un comité d’artistes réduit : quatre chanteurs sont accompagnés de cinq musiciens (flûte, clarinette, violon, alto, violoncelle), présents sur scène tout au long du spectacle. Cette interprétation de La Cenerentola maintient l'attention des jeunes, en se faisant fidèle au ton ironique et burlesque qui caractérise l’œuvre lyrique originale (cette dernière relève du dramma giocoso, genre d’opéra burlesque italien daté du milieu du XVIIIe siècle).
Cet opéra paraît d'ailleurs à ce point approprié aux adaptations tout public, qu'une autre version, participative, continue en ce moment sa tournée
À l’image de l’intrigue, qui se voit circonscrite à la seule intervention des personnages principaux, la mise en scène de Sandra Pocceschi et Giacomo Strada est minimaliste. Un seul élément suffit à structurer la scène et à suggérer les différents espaces (le procédé est d’autant plus efficace que la scène est petite) : une table ornée d’une nappe blanche est tantôt scindée en deux –créant deux pôles visuels, l’un à Cour l’autre à Jardin– tantôt assemblée en milieu de scène –focalisant le regard et l’action au centre. Toute la subtilité de cette réalisation tient au fait que, non seulement cet objet est exploité en tant qu’élément structurel et architectural –avec lequel les personnages interagissent : ils tournent autour, se cachent dedans, montent dessus, etc.– mais aussi qu'il résume toute la dramaturgie. Détourné avec inventivité tout au long du spectacle, il est usé dans toutes ses fonctions potentielles, notamment lors du tableau éminemment poétique de la transformation de Cenerentola en princesse : la tête cachée dans une citrouille, le personnage surgit de la table dont la nappe devient sa robe nuptiale. La citation de Charles Perrault est omniprésente dans la scénographie à travers la présence d’objets emblématiques : la citrouille, le soulier, la couronne ou encore la robe de bal (la présence de ces objets est d’autant plus visible que la mise en scène est sobre). Outre l’effet esthétique de cette présence, les metteurs en scène expliquent, dans leur note d’intention, chercher chez le jeune public l’analogie, la comparaison voire la critique du conte de Perrault, dont plusieurs aspects sont questionnés à l’aune de notre époque. Aussi ces éléments caractéristiques sont-ils détournés pour servir l’ironie : des rires se font entendre dans la salle lorsque le Prince Ramiro sort de dessous la table non pas une pantoufle de vair mais un godillot crotté. Les costumes sont également l’œuvre de Sandra Pocceschi et Giacomo Strada. L’excentricité des accoutrements de Don Magnifico et de Clorinda dissone dans l’ensemble sobre et harmonieux de la mise en scène (incluant les costumes des autres personnages et des musiciens), renvoyant avec humour au propos de Rossini dans La Cenerentola, qui oppose la superficialité et l’opulence qu’incarnent ces protagonistes à l’authenticité des deux amants (et ce jusqu'au burlesque : Don Magnifico, dont le nom taquine l’orgueil, apparaît en robe de chambre jaune, un plat de spaghetti à la bolognaise renversé sur la tête tandis que Clorinda, en robe à froufrous rose bonbon, est flanquée d’un masque à l’argile verte qui ne la quittera pas tout au long du spectacle).
Sur le plan musical, la partition reprend les grands airs écrits par Rossini dont le style, qui relève du bel canto dans toute sa splendeur, participe de l’ironie en appuyant les caractéristiques typiques de la musique classique –notamment lors de cadences à rallonge sur des enchaînements de résolutions démesurés.
Brenda Poupard, qui a déjà fait ses preuves à l’OnR dans plusieurs rôles (elle incarnait récemment Orphée dans la Petite balade aux enfers) campe une Cenerentolina à la fois forte, rebelle et touchante. Comme dans l’œuvre de Rossini, elle apparaît en scène en chantant le célèbre thème aux allures de comptine populaire, dont la mélodie simple traduit la légèreté mélancolique du personnage. Si son timbre clair et menu exprime alors la fragilité d’un personnage enfantin, la mezzo-soprano révèle au cours du spectacle une réelle maturité vocale et une technique à la hauteur des exigences de sa partition : elle exécute avec justesse et précision les (nombreuses) vocalises caractéristiques du bel canto rossinien. D’ailleurs, elle affirme l’intelligibilité de son discours –enjeu de taille dans l’optique de l’adresse à des enfants– malgré les ornements et envolées lyriques de la ligne mélodique.
La soprano Julie Goussot, ancienne soliste de l’Opéra Studio, remplace Floriane Derthe (annoncée souffrante) dans le rôle de Clorinda. Son timbre imposant et autoritaire associé à son investissement de comédienne en fait l’incarnation du vilain personnage, dont la futilité, la bêtise et la méchanceté à l’égard de Cenerentola agace. Sa voix est à la hauteur de sa présence scénique extravagante : elle remplit l’espace sans complexes et sans humilité.
De la même manière, Andrei Maksimov incarne un Don Magnifico avare et opulent. Sa voix puissante traduit la personnalité de son personnage borné, occupant tout l’espace sur le plan physique et sonore. Le chanteur fait preuve d’une assurance et d’une maturité marquante lorsqu’il descend dans les basses et son interprétation du personnage est d’autant plus impressionnante que le chanteur est jeune.
Enfin, le ténor Iannis Gaussin campe un Prince Ramiro dont l’humilité contraste avec l’égocentrisme de Clorinda et de Don Magnifico. S’il semble au début devoir forcer le timbre pour faire face à ces deux derniers, sa voix douce au grain mat finit par trouver une place méritée auprès du public, notamment lors de son air Il y a des milliers d’étoiles dans ses yeux, lors duquel il est rejoint par Brenda Poupard dans un duo exprimant la tendresse de leur amour adolescent. Les deux exécutent alors une série de vocalises d’une justesse et d'une articulation irréprochables.
L’ensemble musical formé par les étudiants de la HEAR exécute cette adaptation de la partition de Rossini avec rigueur et précision, en particulier sur le plan rythmique : les attaques précises et coordonnées des cordes comme des bois et la finesse des double croches témoignent d’un travail rigoureux et d’une écoute mutuelle consciencieuse.
Cette réécriture permet ainsi de raccourcir la représentation de manière à la rendre accessible pour des enfants, mais c’est aussi un moyen subtil d’affranchir le personnage de Cenerentola de l’aide masculine. En effet si la Cendrillon du XVIIe siècle –qui incarne aussi beauté, gentillesse, soumission et passivité– est déjà remise en question dans la version de Rossini –l’œuvre, sous-titrée Le Triomphe de la Bonté, détourne l’hégémonie des apparences au profit de l’authenticité des personnages– Cenerentolina en propose la lecture encore plus moderne d’une femme libre de ses choix et responsable de ses actes, offrant par la même occasion une perspective de l’évolution du statut de l’héroïne dans le conte à travers les âges. Finesse du calendrier : la représentation a lieu le jour de la fête des grand-mères et à l’approche du 8 mars, journée internationale de célébration du droit des femmes.
La représentation est applaudie avec enthousiasme par les familles venues nombreuses pour partager ce moment féerique et convivial.