Joyce DiDonato “Into The Fire” à la Maison de la Musique et de la Radio
Le programme regroupe trois œuvres américaines datées de la seconde moitié du XXe siècle à nos jours. Avant la surprenante et minimaliste Harmonielehre (Étude de l'Harmonie en allemand) composée par John Adams en 1984, la première partie du concert convoque une musique théâtrale voire cinématographique avec l’ouverture de Candide (opérette écrite par Bernstein en 1956) : cinq minutes de musique enthousiaste, entraînante, et intense, exposant les différents thèmes de l’œuvre et où contretemps, clochettes et piccolo renvoient à l’ironie avec laquelle Voltaire s’attaque à la philosophie optimiste de Leibniz, qu’il juge bancale, le tout suivi par "Into The Fire", un portrait de Camille Claudel composé par Jake Heggie.
Joyce DiDonato est à l’honneur dans la création française de cette œuvre faite pour elle, créée en 2012 par elle avec l'Alexander String Quartet au Herbst Theater de San Francisco. Directement inspirée du film français Camille Claudel de Bruno Nuytten (1988) avec Isabelle Adjani et Gérard Depardieu, elle met en musique un texte en anglais de Gene Scheer, qui décrit le cheminement de l’esprit complexe et torturé de la sculptrice au matin de son internement, dans une œuvre infusée d’influences polymorphes. Le titre, Into The Fire (en français “dans le feu"), renvoie à l’intensité des émotions vécues par l’artiste à l’aune de sa maladie mentale. Reprenant le caractère de l'œuvre cinématographique, la musique s’inspire également des traits de l'œuvre sculpturale de Camille Claudel, qu’elle décrit avec synesthésie.
Joyce DiDonato incarne de sa voix brute et sincère les états d’âme extrêmes d’un personnage à la santé défaillante. La musique techniquement maîtrisée figure l’univers mental vacillant de la sculptrice. La voix joue de contrastes avec les sonorités de l’orchestre, tantôt se confondant aux timbres des instruments à vent -notamment lors du numéro consacré à Rodin, où les sons de la voix et de la clarinette semblent fusionner-, tantôt en s’en détachant -notamment dans La Valse où la chanteuse déploie toute sa virtuosité lors de vocalises a cappella. La maîtrise remarquée du souffle confère à chaque note de la chanteuse son caractère timbré, généreux et soutenu. Elle joue des effets de justesse, avoisinant au plus proche la note tenue par les bois tout en restant en dessous, ce qui crée une dissonance génératrice de tension sonore. Sa diction fait honneur à la poésie de Gene Scheer qu’elle déclame avec clarté. Une attention est portée à la résonance de chaque voyelle, sans que soit sacrifiée pour autant l’intelligibilité du discours. La prestation de la mezzo-soprano est chaleureusement accueillie à la Maison de la Musique et de la Radio : Joyce DiDonato est rappelée plusieurs fois en scène sous les ovations d’un public conquis.
L’Orchestre National de France figure également la folie du personnage de manière théâtrale et révèle une large palette de sonorités avec une précision rythmique impressionnante. Le compositeur a souvent recours à l’ostinato (répétition en boucle d’une même phrase musicale), qui sert de base au développement de la musique dans les autres voix. L’ostinato au violoncelle et à la contrebasse semble ainsi notamment décrire le pas lourd de Rodin à travers la manière dont l’incarne Depardieu ou le buste sculpté par Camille Claudel vers 1897. Lors du dernier tableau, le dialogue se fait émouvant entre le chant et le violon solo Luc Héry, dont le timbre cherche à s’approcher au plus près des sonorités de la voix humaine.
L’ensemble du programme musical explore ainsi les possibilités de chaque pupitre à travers différentes techniques de jeu : trémolos (répétition d’une même note très vite en bout d’archet chez les cordes par exemple), harmoniques et bariolages (l’archet balaye rapidement les quatre cordes) éloignant les instruments de leur sonorité classique.
Pierre Bleuse dirige l’orchestre avec une précision à la hauteur des exigences des œuvres du programme, qui ne dissimulent pas leur complexité rythmique. Jeux d’accents, effets de décalages et mesure anarchique (qui caractérisent notamment la dernière pièce) sont menés par l’imperturbable baguette du chef, qui se montre d’une solidité à toute épreuve face à une orchestre réactif.
Les jeux d’effets rythmiques dans Harmonielehre de John Adams, notamment au profit de la ligne mélodique, et son allure minimaliste ne font d’ailleurs pas l’unanimité : une partie du public s'éclipse de la salle avant le troisième mouvement. L’orchestre est toutefois acclamé avec enthousiasme à l’issue du concert.