Être ou Être à nouveau : Hamlet à l'Opéra de Liège
L'opéra français du XIXe siècle tiré de la tragédie de Shakespeare se pare de modernité dans la mise en scène de Cyril Teste : actuel et cruel, froid, acerbe. Loin des vieilles pierres d'esthétique médiévale, la scène souvent plongée dans le noir accueille des meubles froids et angulaires, marbres et luminaires d'intérieur pour occuper l'espace du vide. Foin des châteaux et des scénographies d'époque, place à l'intimité des chambres d'hôtel et des lobbys, des tapis rouges et des centres de congrès, où les événements mondains font crépiter les flashs des appareils.
Le pouvoir contemporain des têtes couronnées sent le factice du polymère qui enveloppe les tragédies familiales et amoureuses, destiné à divertir la foule avec un monde idéal de fête et de parade sociale : résonnant d'autant mieux avec le personnage de Shakespeare perdu entre réel et songe.
Cet Hamlet moderne est cinégénique, il entend la voix vengeresse de son père qui se manifeste en vidéo (puis d'un chanteur caché dans le public). Hamlet observe même l'homme derrière la caméra qui filme en temps réel, et contemple ses propres pixels : sa destruction et sa propre folie. Hamlet le danois rejoint ici l'esthétique du cinéma suédois de Ruben Östlund en un drame social généralisé.
Allant à l'essentiel, Cyril Teste a pensé avec Ramy Fischler l'espace scénique comme un grand cube sombre où se joue la mort et où sillonne un rideau blanc sur rail motorisé, qui semble s'immiscer entre les personnages pour les séparer.
L'Orchestre maison dirigé par Guillaume Tourniaire pare la musique d'une élégance qui contraste avec le froid scénique. Les teintes vibrantes et chaudes de la fosse enveloppent la modernité de la scène pour venir y souffler un romantisme pur et chatoyant. Les chœurs maison entourent également la fresque sociale d’Hamlet avec présence. Tenant flashs et vidéos, la foule de ces chanteurs sait allier finesse et puissance.
Grand habitué de cette scène, Lionel Lhote creuse et dessine le rôle-titre en humanité et profondeur. Dans ce monde de mocassins, il marche en basket avec le naturel désarmant de son allure, comme de sa voix maîtrisée sans effort apparent. Jamais poussée, toujours sur le filin de la justesse émotionnelle et vocale, la voix reste tenue, humble parfois, vibrant avec une élégance raffinée même pour basculer dans la tragique raucité, retenue encore et puissante toujours.
Jodie Devos dessine Ophélie en la développant dans le tragique, avec une amplitude vocale remarquée. La soprano très appréciée du public belge allie la clarté d'une puissante limpidité avec sa facilité déconcertante. Les aigus calibrés ponctuent sa prosodie appuyée et fine et son colorature prend davantage de rondeur, sans perdre la ligne, résonant lumineuse avec ou sans l'orchestre.
Gertrude est interprétée par Béatrice Uria-Monzon avec sa voix puissante de mezzo-soprano (métallique de timbre quand les effets le demandent). La chanteuse dessine la mère d'Hamlet avec une autorité ferme, mais en alliant la profondeur aux arrondis de sa voix. La prononciation est impeccable, le jeu affirme son panache.
Victime d'une toux au premier acte, Nicolas Testé campe un Claudius discret mais il sait reprendre ensuite courage et vigueur (s'assurant par ses efforts la compassion puis la gratitude du public). Au service du rôle de Laërte, frère d'Ophélie, Pierre Derhet affirme son lyrisme franc et direct, s'appuyant sur sa projection et la clarté de sa prononciation.
Le public côtoie de près le spectre interprété par Shadi Torbey dans la salle, sous un puits de lumière (Julien Boizard), créant la surprise. Sa voix de basse affirme l'autorité du roi déchu en tenant la salle sous sa coupe.
Toujours précis, Maxime Melnik, sert ici le double-rôle du Fossoyeur et de Marcellus avec son ténor de caractère, et la tenue claire de ses lignes. Il est aidé dans son rôle de fossoyeur thanatopracteur par Laurent Kubla (également Horatio), d'une voix puissante perçant avec assurance la fosse mais sachant aussi se faire délicat. Enfin, Patrick Delcour offre sa voix naturellement parlée-chantée au discret rôle de Polonius.
L’Opéra Royal de Wallonie-Liège parvient ainsi une nouvelle fois à proposer à son public un opus classique et puissant renouvelé par une mise en scène actuelle, aidé par une maîtrise des technologies vidéo (comme Le Turc en Italie le faisait en début de cette même saison avec le registre cinématographique). Il reçoit l'accueil chaleureux de son public, acclamant le talent musical de ses artistes et saluant aussi ces transitions scénographiques.