Le Retour d'Ulysse dans sa patrie en avion à Genève
Des trois opéras de Monteverdi qui subsistent, après L'Orfeo pour l'Académie et la cour, Il ritorno d'Ulisse in patria est la première des deux œuvres conservées pour le théâtre public de Venise (une proposition très différente de son successeur, L'incoronazione di Poppea).
La mise en scène signée sous le nom collectif de FC Bergman, transporte l'œuvre d'Ithaque vers un terminal d'aéroport (l'expérience de ces voyages modernes étant ainsi comparée au voyage d'Ulysse et surtout à l'attente interminable de Pénélope, rappelant le film de Spielberg, Le Terminal, basé sur l'histoire d'un voyageur coincé à Roissy près de deux décennies, presqu'autant que la Guerre de Troie longue comme le retour d'Ulysse). À Genève, attachée au pied de l'escalator, une chèvre (qui semble aussi impressionnée et perplexe en regardant le public, que réciproquement) est rejointe par d'autres dans les actes suivants. Le carrousel à bagages fait défiler les souvenirs des exploits d'Ulysse : fragments du cheval de Troie, œil du cyclope, pomme d'or... Les chariots à bagages très présents, sont poussés autour de la scène. Les paroles de Neptune accompagnent une fontaine à eau défectueuse. Le contraste détonnant devient alors paradoxalement celui des somptueux costumes anciens de Minerve et Télémaque (réalisés par Mariel Manuel).
Les deux rôles principaux sont très différenciés. Mark Padmore qui tient le rôle-titre est dans son élément avec le récitatif et l'arioso (se rapprochant de l'aria) de Monteverdi. Sa voix douce se déplace d'un registre à l'autre avec une facilité déconcertante. Il est contraint de modifier sa production vocale en appuyant son registre de baryton pour atteindre les graves, mais conserve sinon la subtilité du dialogue avec le continuo (groupe instrumental assurant l'assise et le fil de la partition) le tout rehaussé par son stoïcisme théâtral pour mieux déployer un paroxysme de violence dans sa vengeance.
La Pénélope de Sara Mingardo souffre beaucoup d'une telle attente et d'être ainsi réduite à une ombre dans un aéroport. La production vocale en semble moins libre, voilée dans le premier acte, avec quelques problèmes de justesse. La présence vocale est pourtant réelle et constante. Elle se déploie notamment dans ses échanges avec Elena Zilio qui met la richesse de son expérience au service du rôle d'Euryclée, de sa précision vocale et dramatique. Sa présence scénique et vocale constante tout au long de l'œuvre dégage un degré de dignité et de sophistication rare (a fortiori dans la production).
Pénélope est assaillie par trois prétendants chantant et dans cette production par un grand nombre de figurants (mais pas non plus les 108 de l'Antiquité). Monteverdi attribue à chacun des trois une voix différenciée. Celle de Vince Yi (Pisandre) se fait la plus souple et attrayante, maîtrisant bien ses lignes. L'Amphinome de Sahy Ratia se montre d'abord hésitant mais développe nettement ensuite sa tessiture au cours de la représentation, contrastant pleinement avec l'Antinoüs de William Meinert dont les graves impressionnent d'emblée par leur assise puis davantage en se creusant (même s’ils lestent l'aigu). Ces trois prétendants s'harmonisent et se complémentent pleinement dans les petits trios auxquels ils participent.
William Meinert est également une impressionnante allégorie du Temps par son assise de tessiture et de tempi. Julieth Lozano reste pour sa part entre les frontières de ses rôles (Amour et Mélantho) et de ses registres (entre les hauteurs, entre récitatif et arioso) avec un timbre séducteur sur toute la tessiture mais imprécise sur la justesse des notes.
La Fortune et la Minerve de Giuseppina Bridelli, sont toutes deux aussi glorieuses : autoritaires mais douces, soutenue par une voix capable de lyrisme séducteur et de colorature brillante (le tout parfois dans une même entrée). Elle incarne également Junon parmi une bande divine. Jérôme Varnier assied et déploie les échos de sa basse en Neptune, le ténor Denzil Delaere lui répondant des hauteurs de sa tessiture en Jupiter.
Le public savoure le duo entre Minerve et le Télémaque de Jorge Navarro Colorado, à l'articulation très fine, à la voix suffisamment sûre pour prendre les risques de légères envolées en faisant parler la musique de Monteverdi avec passion.
Eurymaque n'est ici qu'un vil intrigant impuissant, mais il déploie la voix flexible du ténor Omar Mancini sachant aussi bien se faufiler parmi les voix du plateau que négocier les changements rythmiques rapides. En Eumée, Mark Milhofer conduit presque aussi bien les chèvres que sa voix, marquante dans les récitatifs et renchérissant de superbe avec Ulysse.
Le peu d'interventions du chœur maison montre leur solidité vocale et le sérieux du travail d'Alan Woodbridge. Le violoniste Fabio Biondi dirige Europa Galante avec panache, mais il pourrait laisser davantage de latitudes à ce groupe de solistes dans les récitatifs. Il faut dire qu'il s'appuie sur des instrumentistes dialoguant avec subtilité dans un kaléidoscope de couleurs.
La représentation est bien accueillie, notamment les rôles principaux, la réaction globale étant surtout portée par des cris d'enthousiasme de spectateurs adolescents présents en salle.