Le Tour d'écrou, des neiges et du temps à l'Opéra de Dijon
La production de Dominique Pitoiset (avec l'Opéra national de Bordeaux) resitue l'œuvre à l'époque de sa création. De fait, la distance qui sépare le public actuel de cet univers résonne avec celle qui sépare la création du Tour d'écrou de Benjamin Britten en 1954 d'avec la nouvelle éponyme d'Henry James qui l'a inspirée (mise en livret par Myfanwy Piper), mais aussi entre la publication de cette nouvelle et le temps où se situe son action (courant XIXe siècle). La maison de campagne accueille ainsi un mobilier du milieu du XXe siècle, dont un fauteuil Eames emblématique au centre de la scène.
Les costumes de Nadia Fabrizio et les éclairages de Christophe Pitoiset renforcent la teinte troublante et même glaçante dont l'œuvre a besoin. L'espace de la scène et même de la salle du grand théâtre accueillent les apparitions lointaines de Peter Quint et de Miss Jessel ainsi qu'à travers le fond de scène meublé de grandes baies vitrées. La neige occasionnelle à l'arrière de la scène n'ajoute pas seulement à la morosité de l'ambiance, mais fait également écho aux flocons de neige bourguignons qui ont accueilli le public à son arrivée.
Heather Shipp dans le rôle de Mme Grose offre une voix de mezzo-soprano fine qui convient remarquablement au large éventail de situations émotionnelles et musicales de l'opus. Ses gammes dynamiques correspondent à son jeu subtil et à l'agilité vocale qui passe du parlando hyperactif à des moments de lyrisme bel canto.
Shipp est aussi remarquablement "secondée" par Marianne Croux dans le rôle essentiel de la gouvernante. Ce rôle immense est assumé comme tel avec sa présence presque constante sur la scène pendant presque tout l'opéra et son implication théâtrale dans cette production (en chantant ou pas). La soprano allie vigueur et style avec égalité sur toute la gamme, mais assez d'agilité pour répondre aux exigences techniques que le compositeur impose à son artiste, même dans les passages plus lyriques. Son excellente diction anglaise parachève l'incarnation.
Miss Jessel a beau être le plus petit de ces rôles de femmes adultes, Cécile Perrin sait en capturer les propriétés torturées : avec la richesse des couleurs dans le registre inférieur de la voix, dramatiquement tournées pour menacer et cajoler. Elle forme ainsi avec Peter Quint, un couple terrible, la toile de fond surnaturelle et menaçante contre laquelle le reste de la distribution lutte pour sa survie.
Jonathan Boyd apporte une touche américaine aux rôles du Narrateur et de Peter Quint (écrit à l'origine pour Peter Pears, ténor inséparable de Britten). Il en déploie toutes les caractéristiques : sauts pour enchaîner un legato étonnant, couleurs de timbre voilées et fioritures élevées. Boyd redonne vie à cette voix et à la sienne en fondant à de nombreuses occasions sa voix supérieure avec les voix féminines, le tout en apportant une intensité authentique et effrayante au rôle.
Les deux enfants (pré-adolescents) sont confiés à deux solistes de la Maîtrise des Hauts-de-Seine. Marie Texier, la plus expérimentée donne une lecture de Flora vocalement accomplie et artistiquement développée. La voix est mûre tout en gardant sa jeunesse et la souplesse de son articulation avec qualité technique et assurance.
Henri François-Dainville (Miles) convoque avec contrôle les échos de la tradition des enfants de chœur anglais des cathédrales et des collèges. Son jeu d'acteur est également travaillé et il mime de manière très crédible le jeu au clavier dans la scène de la leçon de musique.
La cheffe d'orchestre américaine Elizabeth Askren dirige les 13 membres de l'Orchestre Victor Hugo Franche-Comté d'une oreille sûre et d'une main plus sûre encore. La nature "épisodique" de la partition de Britten (une série de quinze variations avec des interludes instrumentaux) en fait un défi à relever, ici par des lignes contrôlées, menées vers leurs apogées, avec le soutien au piano de Chae-Um Kim et des percussions de Philippe Cornus.
Le public dijonnais exprime sa satisfaction, envers la direction musicale, les instrumentistes ainsi que la riche prestation des artistes sur scène.