L'Inondation reprise Salle Favart : après le drame, la catharsis ?
Rares sont les créations qui auront fait autant de bruit que cette Inondation, pour son contenu artistique d'abord et par son déroulé ensuite, pour le drame traumatisant qu'elle narre et celui qu'elle a vécu, à l'opéra puis au prétoire hélas, dans les échos de la presse lyrique et judiciaire.
La justice n'ayant finalement pu donner ni tort ni raison à personne, elle laisse chacun face à sa douleur, en classant "sans suite" les deux plaintes (agression sexuelle versus dénonciation calomnieuse) déposées respectivement et l'un contre l'autre par les deux interprètes ayant créé les deux rôles principaux de cet opéra ici-même en 2019.
Bilan : deux présumées victimes reconnues innocentes (victimes de leur souffrance, innocentes devant la loi). L'un a abandonné sa carrière, ne gardant de la musique qu'une guitare et un tout autre chant pour des patients d'un Ehpad en Allemagne où il est devenu aide-soignant. L'autre est là ce soir, reprenant son rôle dans une démarche qu'il faut souhaiter, de toutes ses forces, cathartique.
Deux victimes étant déjà deux de trop, point n'était donc la peine d'en faire une troisième : cette œuvre (il est déjà bien trop rare qu'une création soit reprise, c'eût été une injustice pour celle-ci). La justice a classé "sans suite" les deux plaintes, mais pas cet opéra. Et l'une des suites de cette triste affaire aura aussi été une prise de conscience, pas seulement symbolique mais très concrète avec la présence sur cette reprise d'une "coordinatrice d'intimité" qui a rencontré les interprètes en amont, est venue pour trois moments de travail concernant des passages pouvant être sensibles, avant de rédiger un rapport, de facto positif.
Chloé Briot incarne donc, à nouveau, "La Femme" (nom de son personnage) en conservant le retrait caractéristique de ce rôle meurtri : elle est privée d'enfant, puis trompée par son mari avec l'adolescente orpheline de l'immeuble, qu'ils recueillent. La soprano conservera cette fêlure, mais en la menant dans un immense crescendo toute la pièce durant, montant comme les eaux par la force de son vibrato, pour finalement noyer le plateau : sur son lit d'hôpital, dans un décor qui ne ressemble plus à rien d'autre qu'une cour de prison, elle fait taire son mari d'une immense phrase passant du parlé intense aux vocalises aiguës. Tout vient alors la faire ressembler à Mélisande, avec à côté d'elle le bébé qu'elle a enfin eu, mais comme dans un "miracle", elle ne meurt pas. Dans l'acmé de sa folie elle aura "avoué" avoir tué la jeune fille de l'immeuble, un aveu que seul semble prendre au sérieux le policier, qui se retrouve seul à veiller sur le lit d'hôpital, attendant que la mère se réveille pour l'inculper (la dernière image de ce spectacle).
Son mari, "L'Homme" est désormais incarné par Jean-Christophe Lanièce (parmi les autres changements dans cette reprise : de chef et d'orchestre, de comédienne et d'enfants, de voisine et de médecin). Plus qu'un mari, Lanièce semble ce soir un oncle bienveillant, un père et un grand frère. Il déploie une constante douceur, tout en tendresse et en délicatesse, même juste après que sa femme le surprend avec leur jeune fille adoptée (sa candide réaction à lui : "Tu ne devais pas rentrer si tôt" déclenche même un rire digne du public des théâtres de boulevard). Même dans les quelques accès de colère voulus pour le personnage, même quand son volume monte (avec l'eau), même en jetant une bouteille ou en rythmant son phrasé d'accents, même lorsque la voix et le registre se font sombres, il conserve intacte la noblesse de sa ligne, de son port, le baume enrobant son timbre.
La mise en scène de Joël Pommerat reprise par Valérie Nègre est aussi efficace et claire que la partition et que le jeu d'acteurs. L'action se déroule à travers les pièces sur trois niveaux d'un immeuble ouvert en tranche côté public. Cette mise en scène n'a visiblement pas changé, mais les quelques moments d'intimité et notamment les caresses de l'"étreinte" sur le canapé qui aurait pu glacer le sang (pour qui pense que cette scène a servi parmi les pièces à conviction durant l'instruction) restent désormais dans le dos et au-dessus de la ceinture.
La fosse est aussi saisissante que son lien avec le plateau. La partition se construit tout particulièrement sur ces thèmes et courtes mélodies qui se répondent entre instrumentistes et chanteurs. L'Orchestre de Chambre du Luxembourg sous la direction ample et limpide de Leonhard Garms, rend la richesse de cette œuvre : parcourant les différentes saisons. La rencontre de la fraîcheur et de la chaleur (exprimée par les tenues vibrantes comme exposées au soleil) annonce la tempête et l'inondation comme il se doit, comme il le faut ici : de manière inexorable. Le vent souffle parfois brut (sans note) dans les instruments et sur les gouttes de pluies de cordes, dans un immense crescendo menant vers la bruine, le crachin, la tempête, le déluge.
La Jeune Fille recueillie est doublée par la comédienne Pauline Huriet pour renforcer la folie de "La Femme" qui voit partout sa rivale, deux fois plus, l'étrangle encore et encore. Elle est chantée par Norma Nahoun qui reste d'abord bloquée dans les courts aigus de ses interventions traduisant l'écolière perdue. Puis elle peut déployer le médium et davantage ses phrasés, à mesure qu'elle se perd et se trouve à déchirer ce couple.
En Voisin du dessus, Enguerrand de Hys porte toujours aussi bien son prénom, assumant avec la vigueur d'une voix claironnante les démarrages de trois moments-clés : le début de l'œuvre, la reprise de conscience juste après l'inondation, le retour à la vie après le reflux de l'eau quand le couple central peut réemménager au rez-de-chaussée.
Sa femme, la Voisine, mère épanouie de trois enfants, est incarnée par Victoire Bunel qui met pleinement la constance de son phrasé et la chaleur de son timbre au service de la tendre berceuse (berceuse qui, comme tout ici, est progressivement menacée, envahie de ruptures rythmiques et de dissonances : rappelant que le drame guette).
Les deux enfants du couple du premier étage, deux enfants de la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique, Kavian de Haro et Léon Prost jouent avec autant d'enthousiasme aux jeux de société ou à se disputer et offrent quelques interventions chantées de leurs voix claires, bien audibles.
Guilhem Terrail s'impose comme (et avec) une complète évidence, celle faite de l'alliage de sa voix : un contre-ténor exactement sur la juste frontière de l'éthéré et de l'incarné, dans le rôle du Narrateur au dernier étage. Mi-homme mi-ange surplombant cette histoire (exactement comme sait le faire George Benjamin lui aussi), il conserve le lié du phrasé même dans le changement de nuances, les accents et les élans vers les aigus, mais il conserve aussi ses qualités de pureté vocale détonnant beaucoup (parce que ne tonnant pas sur les phrasés accentués) dans son autre rôle, celui du Policier.
Enfin, Tomislav Lavoie chante les interventions du Médecin doublées par l'orchestre. Il marque et raccourcit ses accents déjà courts et marqués, ne laissant que peu apprécier sa voix, outre le fait qu'il dispose de toutes les notes dans l'ambitus requis.
Le public venu visiblement juger d'une seule chose : la qualité de l'œuvre et de ses interprètes, rend un verdict unanime, applaudissant très chaleureusement et longtemps les artistes, un peu plus encore Chloé Briot (qui aura eu son premier geste de tendresse, aux saluts, pour Jean-Christophe Lanièce).