Votre Faust à Châtillon : une œuvre ouverte et transgressive pour voir et entendre l’opéra autrement
Dès l’entrée du public, on comprend que la soirée sera sans aucun doute surprenante. Chaque spectateur reçoit un œuf en bois dont l’usage ne lui est pas encore expliqué. La surprise se poursuit à la vue du plateau, sur lequel les musiciens entrent progressivement, dans des accoutrements loufoques. Ils se rassemblent finalement par couleur et nationalité fictive : harpe, violon, violoncelle et basson, en vert sur la gauche, ce sont les britanniques ; flûte, clarinette et cor en bleu au centre, pour l’Italie ; contrebasse, trompette et saxophone dans une cage à fauves en violet à Cour – les français ; et surélevés en fond de scène, vêtus d’un rouge germanique, percussions et piano. Ils sont en fait treize sur scène ; la bande sonore, diffusée et spatialisée de manière à interpeller l’oreille sans la submerger, prend la place qui lui revient au milieu des disciples.
Le spectacle commence comme une conférence parodique sur la musique sérielle ; cela ne continue pas beaucoup plus sérieusement, et on s’en réjouit. L’histoire est une mise en abyme de l’acte créateur. Un directeur d’opéra propose à Henri (étrange coïncidence, le héros porte le même prénom que le compositeur…) de composer un Faust, une réécriture de cette légende sans pareille. Il lui offre pour cela tout ce qu’il désire. Le directeur d’opéra se présente en effet comme un diable simiesque, remarquable Vincent Schmitt affublé des traits de Bernard Tapie ; il est la figure tentatrice car détenteur du pouvoir, de l’argent et des ambitions. Henri est bien vite tiraillé entre la volonté pressante du directeur et ses aspirations à un bonheur simple qu’il pense trouver dans les bras de Maggy – ou de sa sœur Greta, à vous de voir. Un certain nombre de décisions reviennent en effet au public. Henri trouvera-t-il le salut en compagnie de la bonne Maggy, malgré son passé louche ? Ou bien sera-t-il mené enchaîné jusqu’à la fosse de sa damnation par la femme fatale Greta ? Question d’autant plus délicate que Laëtitia Spigarelli incarne à merveille chacune des deux jumelles… À grand renfort d’œufs, de cris et de « chuuuut », le public reçoit donc en partage le pouvoir grisant du démiurge et vote pour changer l'histoire ; les urnes enfin lui sourient.
Ce soir, notre œuvre ouverte a décrit le parcours suivant : 1A 2A F G1 G2 H2 I2 I3 J4. Pour les plus joueurs, on peut même parier à l’entracte, la bouche pleine de soupe aux vermicelles préparée à base de… bouillon Maggy ! Il convient tout de même d’avertir nos lecteurs friands d’art lyrique qu’il ne s’agit pas là d’un opéra proprement dit, car l’action n’est pas chantée mais parlée par les acteurs. Le cadavre de l’opéra cependant pèse continuellement sur l’œuvre, désignée plutôt comme « fantaisie variable genre opéra ». Tous ses secrets y sont pourtant étalés au grand jour : la régie est visible sur scène, les changements de plateau se font en lumière, et même le processus de composition de l’opéra est publié, puisque c’est là le sujet du livret.
Votre Faust au Théâtre de Châtillon (© Renaud Julian)
Les quatre chanteurs du Vocalconsort, répartis dans les quatre « équipes » colorées, tiennent eux aussi un rôle qui sort de l’ordinaire. Ils sont comme le prolongement de la pensée des comédiens et créent un paysage sonore opératique et concret fait de bribes de paroles murmurées, hurlées ou chantées. Ils commentent de manière continue et indistincte la scène qui se déroule devant nous. De leurs conversations inaudibles s’échappent de loin en loin quelques élans brisés nets, beaucoup de souvenirs du grand répertoire, et des bribes de conversations, le tout dans l'une des quatre langues représentées. Le latin opère comme langue neutre, à partir de laquelle Pousseur compose une messe parodique et satanique à la fin du premier acte, délicieux collage de fragments non-identifiés qui nous transporte en quelques mesures de Monteverdi à Messiaen. Cette œuvre jubilatoire et hors-normes, autant pour la musique insensée d’Henri Pousseur que pour le livret de Michel Butor, désigne l’opéra comme summum de l’immoralité, créature du Malin. Mais c’est en même temps une déclaration d’amour à un moribond, une cure de jouvence administrée sans ordonnance. Les deux créateurs jouent avec la dépouille du théâtre lyrique comme les acteurs sur scène le font des marionnettes d’animaux empaillés.
Votre Faust au Théâtre de Châtillon (© Renaud Julian)