Dans la capitale du théâtre, Katia Kabanova met le public K.O. d'admiration
L'introduction orchestrale plonge d'emblée dans le drame de cet opéra, mais avec une grande douceur : les timbales ne sont que feutrine, le son du hautbois est finement pincé, les cors déploient de magnifiques sons filés. Comme les autres pupitres de cuivres, ils savent aussi bien gronder que se poser avec légèreté sur les passages de danse, notamment de nobles valses (dans un son qui tournoie au sein de ce beau théâtre arrondi). Tout au long de l'œuvre, malgré quelques très rares imprécisions dans le rythme et la justesse, les musiciens savent donner à cette musique tout son caractère slave et mélancolique. L'Orchestre Régional Avignon-Provence et le Chœur de l’Opéra Grand Avignon, dirigés par Jean-Yves Ossonce, proposent également des effets éloquents : des interruptions subites qui coupent le souffle, de grandes lignes déployées avec ampleur puis lancées dans des éclats.
Le rideau de cette production se lève sur un plateau entièrement gris, avec pour tout accessoire un vélo noyé dans la brume. Julien Dran chante rôle de Kudriach avec sa voix bien placée tout en parcourant le plateau sur ce vélo. Une passerelle avec une table, quelques chaises et un banc d'église descendra du ciel, puis y retournera. Un angle du plateau est surélevé avec une légère pente. La brume en coule, telle une rivière. Cet espace surélevé est rempli d'eau et des projecteurs braqués sur cette étendue aquatique font refléter leurs lumières (signées Jacques Chatelet) sur les murs unis, dans de très beaux effets de vagues ou de ronds dans l'eau. C'est notamment le cas dans un effet poignant lorsque Katia met fin à ses jours en se noyant après avoir chanté "Tout est calme, tout est si beau et je dois mourir". Son cadavre est apporté aux pieds de la belle-mère Kabanicha, triomphante et rendant grâce à Dieu en se signant dans un rai de lumière.
Katia Kabanova en Avignon (© Cédric Delestrade/ACM-Studio)
Christina Carvin, dans le rôle-titre de Katia Kabanova, déploie toute la palette de son talent vocal. Avec cette langueur slave dans la voix, elle est touchante dans sa recherche du bonheur. De plus, elle est tout autant expressive avec sa voix puissante, perdue dans les traumatismes de son passé comme de son présent. Cette capacité à changer ainsi de registre est d'ailleurs la qualité principale requise par cette musique, qui confronte la quête du bonheur et les traumatismes passés. Son jeu s'accorde à sa voix dans un accord poignant lorsqu'elle avoue son pêché d'adultère devant tout le village, sous un tonnerre de lumière, de cuivres grondant et de flûtes perçantes.
Marie-Ange Todorovitch (réservez ici vos places pour l'entendre cet été aux Chorégies d'Orange dans Rigoletto de Verdi) est la belle-mère Kabanicha, l'un des pires personnages dans l'histoire de l'opéra. Elle n'a pas l'ombre d'un scrupule et se délecte à torturer ceux qui ont le malheur de la connaître, tout en prétendant incarner l'ordre moral et régner sur le village. Elle fait tout pour pousser Katia à la faute, puis demande à Boris d'enterrer sa femme vivante. Sa voix et son jeu sont cinglants : fermée, froncée, elle tempête et tape du poing sur la table, ordonnant à son fils de s'asseoir ou d'embrasser le pan de sa robe. Vocalement, elle use même d'effets grinçants, de cris et de saillies maléfiques.
Katia Kabanova (Christina Carvin) prise en tenaille entre sa belle-mère Kabanicha (Marie-Ange Todorovitch) et son mari Tikhon (Yves Saelens) (© Cédric Delestrade/ACM-Studio)
Tikhon, le mari légitime de Katia chanté par Yves Saelens n'a pas le plus long souffle du plateau, mais il honore toutefois ce rôle très exigeant en notes aiguës avec sa grande maîtrise du passage (abaissement du larynx qui permet les aigus de ténor). Nicolas Cavallier interprète le riche Dikoï avec une véritable voix de baryton-basse russe, résonnant en fond de gorge. Son vibrato entrecoupe sa voix, notamment lorsqu'il accuse son neveu Boris de paresse. Quant au Boris de Florian Laconi, il assume de magnifiques lignes mélancoliques regrettant ses parents morts du choléra, sa vie à Moscou, ainsi que son désespoir d'aimer Katia Kabanova, une femme mariée. Sa voix bien placée dans les sinus lui permet de monter aisément en volume. Son puissant chant d'amour pour Katia, en coulisse, rappelle l'air lointain "Un dì, felice, eterea" d'Alfredo pour La Traviata (de Verdi).
Parfois, les opéras promeuvent des choristes de leurs maisons dans des rôles solistes de grandes productions. Les succès peuvent être fort divers, mais c'est indéniablement une belle idée que d'avoir confié le rôle de Glacha à la voix belle et bien vibrée de Christine Craipeau. Ludivine Gombert chante Varvara avec un beau son voilé (elle sera cet été dans Aida de Verdi aux Chorégies d'Orange, vous pouvez cliquer ici pour réserver vos places), complétant un plateau vocal parmi des seconds rôles tout à fait à la hauteur.
Ayant présenté les caractéristiques vocales des principaux chanteurs de cette distribution, il nous faut absolument remarquer que ce casting français (hormis une Katia allemande et Tikhon belge, francophone tout de même) offre une prononciation remarquable de la langue tchèque (à la syntaxe pourtant complexe), avec cette musicalité slave occidentale tout à fait envoûtante. Hommage soit rendu à leur travail.
Katia Kabanova devant la vindicte du village, avant son suicide (© Cédric Delestrade/ACM-Studio)
La mise en scène de Nadine Duffaut s'appuie sur un plateau moderne et léché, contrastant avec des costumes (de Danièle Barraud) et quelques accessoires d'époque. Elle demande également beaucoup de jeu aux chanteurs. Vu le dénuement du plateau, c'est là une excellente nouvelle : les artistes sont dirigés et habillent la scène de leur jeu théâtral. Toutefois, pour bien montrer les actions symboliques qui leur sont demandées, les chanteurs font de grands gestes, insistent sur chaque intention, renchérissent dans leurs expressions de visage, brandissent les objets vers le public avec des bras tendus en hauteur. Un petit bémol dans ce travail remarquable.
Le public (ne remplissant hélas la salle qu'à moitié pour cet événement) offre à chaque artiste un rappel enthousiaste. À votre tour de réagir : partagez vos commentaires et votre intérêt pour les œuvres de Janáček ci-dessous !