Concert pour l’unité des peuples avec le Sirba Octet à la Philharmonie de Paris
Cette soirée dédiée à l’harmonie et à la concorde met à l’honneur les musiques populaires, en un hommage à ces peuples victimes de génocide, afin de lutter contre l’oubli des horreurs du passé tout en délivrant un message d’espoir pour l’avenir.
Le spectacle repose sur une alternance de moments de contemplation et d’instants plus rythmés. La première œuvre est une mélodie du Karabagh, région du Caucase qui demeure jusqu’à aujourd’hui l’objet d’âpres conflits territoriaux entraînant des affrontements sanglants. Le clarinettiste Rémi Delangle est le premier à prendre la parole. Tout en douceur, il fait résonner la mélodie grave et plaintive, et, le temps du morceau, fait presque croire que sa clarinette s’est mutée en duduk, cet instrument à vent aux envoûtantes sonorités mélancoliques emblématiques de la culture arménienne. Les autres instruments de l’ensemble le rejoignent, le rythme s’anime, et enfin c’est le chœur qui se fait entendre, dans un morceau enjoué en langue rrom, “Kokodoj kokodoj”. La chanson d’amour succède au lamento.
Tel sera le fil rouge du concert de ce soir : la joie qui transperce (dans) la souffrance. Les trois peuples dont la musique est à l’honneur ce soir ont tous soufferts des persécutions et leurs psychés collectives portent les blessures des crimes dont ils ont été victimes. Cette douleur affleure dans les moments plus élégiaques du concert, mais le souvenir de cette peine n’empêche pas la joie d’exister. Au contraire, la vitalité du rire apparaît comme une nécessité face aux ravages de l’histoire, tout comme la présence du Chœur d'enfants de l'Orchestre de Paris apparaît ici comme un symbole de foi en l’avenir malgré la persistance des démons du passé.
Cet élan vital est particulièrement visible lors de « Kolomishka », morceau klezmer (terme désignant une forme de musique populaire des juifs ashkénazes). Tous les musiciens du Sirba Octet rivalisent d’entrain dans ce morceau endiablé, à commencer par Richard Schmoucler (violoniste et directeur artistique) lui-même, qui dessine quelques pas de danse avec l’autre violoniste, Laurent Manaud-Pallas, bondissant, comme un seul homme tout en jouant le rythme effréné, venant même taquiner le pianiste Christophe Henry en l’effleurant avec leurs archets.
Le Sirba Octet a toujours fait l’un de ses mots d’ordre de la rencontre entre la musique plus « académique » et les traditions populaires d’Europe de l’Est (et ici du Caucase). Pour le « Tum Balalaïka/Rumenye, rumenye », assemblage de deux morceaux yiddishs, centrés sur la contrebasse, autour de laquelle se joignent la clarinette et le cymbalum (Iurie Morar), Bernard Cazauran commence par un jeu plus lyrique, au service de la mélancolie du premier morceau, avant d’exploiter le plein potentiel rythmique de la « grand-mère » des instruments à cordes, heurtant le haut de la caisse et pinçant ses cordes à la manière d’un musicien de jazz lors du deuxième.
Quant au chœur, il apporte une forme de tendresse lors de chacune de ses interventions, avec ses voix très claires et bien harmonisées, tout en sachant maitriser le passage d’une langue à l’autre. S’il se prête aisément aux morceaux plus rythmés, c’est peut être dans les passages où surgit l’émotion qu’il est le plus percutant, en particulier lors du Le Shavore, un chant tzigane hongrois sur la tolérance entre les peuples, d'où surgit la fluidité d'une ligne lumineuse.
Le public acclame à grand renfort d’applaudissements cet émouvant et joyeux spectacle, en particulier la prestation remarquée des enfants du Chœur de l’Orchestre de Paris. Les acclamations suscitent trois rappels. Le dernier salut est réservé à l’arrangeur Cyrille Lehn, et c’est également l’occasion de saluer le travail d’orfèvre de celui-ci, qui a réussi à agencer ce chassé-croisé de traditions musicales avec un programme savamment construit où la « soudure » d’un morceau à l’autre tend à se faire presque invisible, faisant ainsi passer d’une culture à l’autre, d’une humeur à l’autre, comme lorsqu’une lamentation tzigane hongroise cède le pas à une comptine loufoque arménienne, sans que cet enchaînement donne le tournis au spectateur. Toute la mission de ce programme, cette volonté de faire exister « ensemble » ces peuples aux langues et aux cultures extrêmement riches et variées, est permise non seulement par l’interprétation des musiciens présents sur scène mais aussi par ce travail méticuleux en amont.