Didon et Énée Revisited : l’Académie de l’Opéra de Bordeaux dans la cour des grands
Comme son nom l’indique, cette nouvelle production de la maison bordelaise est une version adaptée, revisitée du chef d'œuvre baroque d’Henry Purcell. Le but d’une telle opération est de donner leur chance aux jeunes artistes qui composent cette académie, sans pour autant faire peser sur eux le poids d’une production d’opéra habituelle. Il s’agit aussi de renouer avec un esprit de troupe, perdu par les mutations modernes du monde de l’Opéra, et ses solistes en jet-lag permanent.
Une partition remise à 9
Ils sont neuf sur scène, musiciens et chanteurs confondus. Elle aussi intégrée à l'Académie, la jeune metteure en scène Louise Brun (qui présente ce projet comme "zéro achat", à l'image du récent Requiem in loco) met tout le monde au plateau, pour faire de la musique une partie intégrante de son récit. Clara Lighezzolo (clarinette), Julija Bojarinaite (flûte), Alissa Oboronova (violon) et Garance Buretey Tripez (violoncelle) sont vêtues de haillons. L’ensemble de musique de chambre est transformé en un groupe de modestes pêcheurs carthaginois, témoins et commentateurs du drame.
Elles sont accompagnées de Louise Jallu au bandonéon, véritable socle musical qui fait office de basse continue dans l’arrangement original d’Haru Shionoya. Un vernis nouveau sur la partition de Purcell qui recèle quelques belles trouvailles. Pour que les coupures réalisées dans ce Didon et Énée ne sacrifient pas le relief apporté par les parties de chœur, la voix de soprano est souvent conservée (chantée par Marie Lombard). Les autres parties sont confiées aux instruments. Dans le chœur qui conclut l'œuvre par exemple, après la mort de Didon (With drooping wings) cette ré-écriture fait apparaître le lent contrepoint dans une dimension quasi-ravélienne, la voix planant au-dessus d’une harmonie riche de timbres et de couleurs.
Dans ce Didon et Énée revisited, l’arrangement conserve la quasi-totalité des airs solistes, pour permettre au drame de se dérouler dans toute son ampleur, et aux jeunes chanteurs de l’Académie de l’Opéra de Bordeaux de faire montre de leur talent. Car pour tous, cette opportunité de briller sur une scène nationale est précieuse.
Des jeunes voix très convaincues
Dans le rôle-titre féminin (Didon), la jeune mezzo-soprano Amandine Portelli livre une prestation déjà bouleversante. À 19 ans, elle affiche une voix profonde et riche d’une grande maturité. Future Dalila certainement, elle n’oublie pour autant pas que le répertoire baroque exige une autre mesure de vibrato et de jouer avec l’acuité du placement vocal. Il en sort une voix plastique, souple et agile qui ne perd jamais son accroche, et donc, sa justesse. Dans la noirceur de ce timbre, dès les premières notes, le sort funeste de Didon est annoncé. Une première intervention qui résonne sans difficulté dans toute la salle, et sera confirmée sur toute l’étendue de la voix, jusque dans les aigus déchirants de l’air final (When I am laid in earth), évidemment très attendu.
Le baryton roumano-hongrois Eduard Ferenczi-Gurban (Énée) complète le duo d’amants mythiques. Dans ce rôle écrit, comme l’Orphée de Monteverdi, pour une voix hybride, la ligne de chant est toujours haute, et les aigus doivent être libres et maitrisés pour conserver l’équilibre dans les ensembles. Pour les barytons, Énée est donc un défi technique considérable, d’autant que les productions modernes tiennent à conserver la noirceur du timbre d’un personnage à la fois amant et guerrier. Naturellement, le timbre est encore assez vert, mais la couverture dans les aigus prouve que la technique est solide, et que la voix ne peut que s’épanouir à l’avenir. Très sûr rythmiquement dans le duo final avec Didon (I’ll stay), il semble à l’aise dans son personnage.
Très sollicitée du début à la fin de l'œuvre, Belinda est un rôle de soprano redoutable, la suivante de Didon exigeant un placement vocal sain et une pleine aisance musicale. Marie Lombard a visiblement fait un travail de mise en place efficace. Même sans chef, la jeune soprano reste accordée à l’orchestre en assumant ses nombreux mouvements scéniques. Le souffle est bien installé et, même si la clarté du médium et la largeur des aigus sont un peu en décalage (et malgré une difficulté à prononcer le vieil anglais), la voix est à l’aise dans tous les passages.
Dans le rôle très particulier de la sorcière, la mezzo-soprano Aviva Manenti fait courir un frisson dans la salle lorsqu’elle émerge du lit conjugal des deux héros dont elle a juré la perte. La direction d’acteur de Louise Brun lui impose un corps désarticulé et des gestes saccadés qui ne facilitent pas l'interprétation vocale. Si Aviva Manenti met quelque temps à démarrer, dès les premières phrases passées la voix se déploie avec une profondeur. En interprète baroque, la chanteuse de 24 ans n’a pas peur de s’écarter grandement de la voix “propre”, par moment, pour correspondre à ce rôle maléfique.
C’est bien la dimension collective de Didon et Énée Revisited qui l’emporte, dans son rendu global. L’esprit qui règne sur scène entre tous les interprètes (instrumentistes et chanteurs) laisse une impression de fraîcheur et de cohésion rare, d’autant que -sans chef- la responsabilité est partagée et l’écoute règne en maître. Les instruments enchaînent les numéros et les airs avec une grande fluidité, et même lorsque la mise en scène leur impose de ne pas se voir, leur entente savamment cultivée en répétition leur permet de restituer la musique de Purcell sans accroc. Même les saluts sont collectifs, la troupe avançant main dans la main devant un public ravi qui prolonge ses applaudissements jusqu’à ce que les lumières se rallument et que le rideau se baisse. La salle pleine salue cette entrée dans la cour des grands.