Pelléas et Mélisande à Vichy, drame en huis clos
Entre deux représentations de la reprise de leur fameux Barbier de Séville au Covent Garden, Moshe Leiser et Patrice Caurier font une courte étape à Vichy à l’occasion d’une unique représentation de leur Pelléas et Mélisande, fruit d’une large coproduction notamment portée par la Fondation Royaumont. Plus de vingt ans après une mise en scène genevoise en version orchestrale avec Louis Langrée à la direction, Simon Keenlyside en Pelléas et José van Dam en Golaud, le duo aborde cette fois la version pour piano et chant avec ce même souci de donner toute sa place au texte de Maeterlinck qui ne saurait s’accorder avec des effets scéniques par trop matériels et démonstratifs. Car l’œuvre, après tout, est guidée par le non-dit, l’interrogation perpétuelle (qui est vraiment cette Mélisande dont Golaud s’éprend si rapidement ?) et par la constance du mystère qui entoure la vie de ces personnages sans attaches réelles dans ce drame lyrique tout en symbolisme dépourvu d'ancrage temporel ou géographique.
Ainsi, ce halo du mystère ne quitte jamais une scénographie qui consiste ici en un décor unique, comme l’intérieur d’un salon moderne : une paroi boisée délimite la pièce, avec une porte laissant passer les personnages autant que des vents tourmentés, et le mobilier consiste en deux fauteuils clubs de cuir noir et un canapé où Mélisande viendra expirer. Un décor aux contours contemporains, dessinant un genre de huis clos où tout est suggestif, de la forêt et la fontaine jusqu’à cette tour d’où Golaud devine l’infidélité de son épouse. De cet univers cru et moderne (aspect renforcé par les costumes très actuels d’Elisa Provin et Sandrine Dubois), les sombres et précises lumières de Christophe Forey ne font que renforcer le côté oppressant et inquiétant, les murs semblant inéluctablement se refermer sur les deux amants. Se devine ainsi là comme une volonté de décrire la chronique d’un couple d’aujourd’hui rongé par le malheur, l’infidélité et la violence, chaque mot se mettant au service du geste et réciproquement, dans une volonté affichée par les deux metteurs en scène de faire brut et concret avant toute chose.
Et si la mécanique scénique est donc ici confiée à un duo d’expérience, ce spectacle donne l’occasion à de jeunes chanteurs de se mettre en évidence dans cette version de chambre qui, vocalement comme théâtralement, les pousse dans leurs retranchements. C’est d’abord le Golaud d'Halidou Nombre qui capte l’attention, par ce côté sombre et impétueux qui se devine dès les premiers tableaux. Certes le personnage se fait d’abord docile avec Mélisande, quoique bien froid dans ce qui n’est de toute façon pas une déclaration d’amour, mais bien vite se dessine un personnage plus tourmenté, rongé par une violence qui d’intérieure devient ensuite visible aux yeux de tous. D'autant que le baryton-basse, déjà fort grand par la taille, use bien vite de la profondeur et de la sonorité de son instrument pour restituer une colère qui annonce l’inéluctable : après un puissant coup de poing donné sur le décor, c’est au pistolet, et non à l’épée, que cette extrême incarnation du mari violent (et porté sur la bouteille) vient tuer Pelléas au prix d’une détonation faisant sursauter la salle toute entière. Ce Golaud là fait peur, et endosse si bien les habits de terreur que même le repentir, à la fin du spectacle, peine à paraître sincère.
Le rôle de Pelléas, lui, est porté par Jean-Christophe Lanièce tout en candeur et fragilité, avec sa tenue d’adolescent bon chic bon genre qui cède presque innocemment aux premières sirènes de l’amour. Le jeune baryton est annoncé souffrant, ce qui ne se voit guère tant, justement, son incarnation de la souffrance intérieure, à la manière d’un Werther, est ici fidèlement restituée. La voix est clairement timbrée, et l’homogénéité de la ligne vocale permet de donner son juste relief à une déclamation musicale et sensible, jamais le ton ne s’élevant outre-mesure pour venir arracher Golaud à sa jalousie ou Mélisande à sa retenue.
Mélisande, justement, dont le rôle est habité par Marthe Davost, elle aussi annoncée souffrante, ce que sa prestation ne laisse pas deviner davantage. En future épouse un peu perdue puis en amante peinant à extérioriser ses sentiments, et donc en femme dont la carapace semble hermétique à tout élan passionnel, la soprano déploie une voix riche d’une brillance pareille à cette chevelure qui cause tant de trouble, avec là aussi une prosodie soignée et un jeu de scène engagé, permettant à chaque mot de faire sens et à chaque sentiment d’être servi par le geste éloquent.
Dans un fauteuil roulant aux usages multiples (Golaud blessé puis Mélisande mourante viennent s’y reposer), Cyril Costanzo joue un Arkel qui peine ici à paraître comme un vieil homme autoritaire et respecté pour son statut de Roi d’Allemonde, mais qui se présente en revanche comme une figure tutélaire et un juge de paix dont la parole est écoutée. Vocalement, son solide instrument de baryton-basse, assis sur des graves creusés, vient se mettre au service d’un texte déclamé avec l’intelligibilité et la musicalité de rigueur.
Par son chaud mezzo et ses démonstratives attitudes mêlant l’effroi et la déploration à un fatalisme joué la cigarette à la bouche, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur dépeint une Geneviève tout sauf excessivement maternaliste, quand Cécile Madelin use d’un soprano tranchant et d’un jeu de scène assuré pour camper un Yniold façon adolescent d’aujourd’hui, bonnet sur la tête et casque sur les oreilles (une posture rebelle qui ne résiste pas aux élans de colère de Golaud).
Enfin, ce spectacle porté durant près de trois heures par une tension permanente, doit aussi beaucoup au jeu dévoué et expressif de Martin Surot au piano, qui parvient autant à soutenir les interventions des chanteurs qu’à les introduire entre des tableaux qui, les uns après les autres, dessinent une œuvre d’une puissance dramatique indéniable. Le public vichyssois ne boude pas son plaisir et applaudit chaleureusement cette production dont beaucoup espèrent qu’elle pourra être suivie, un jour, d’une version cette fois orchestrale.