Lucie de Lammermoor, Donizetti en français à l’Opéra de Tours
Plus qu’une simple traduction, la version française de Lucia di Lammermoor prénommée donc Lucie et créée à Paris en 1839 (deux ans après la présentation parisienne au Théâtre des Italiens de la version originale, elle-même deux ans après sa création à Naples), diffère par bien des points de la version italienne. Certaines qualités de la musicalité italienne sont troquées avec un aspect dramatique peut-être un peu plus probant. Donizetti tout juste installé à Paris et débordé de travail, a resserré l’action pour se rapprocher d’une esthétique et d’un romantisme à la française alors en vogue. L’orchestration même apparaît différente à plusieurs moments. La camériste de Lucie, Alisa, et Normanno, le fidèle chasseur et ami d’Enrico, disparaissent au profit d’un personnage nouveau, Gilbert. Ce dernier représente le portrait type du traître de mélodrame avec toute sa noirceur d’âme et une duplicité de chaque instant. Son rôle dans le déroulé de l’intrigue générale ainsi que son influence pernicieuse sur la personnalité d’Henri, frère de Lucie, prend ainsi une place centrale, même étonnamment confié à un ténor plutôt qu’à une basse ou un baryton. Le rôle de Lucie lui-même évolue au plan vocal, car la cantatrice française Anne Thillon, était un soprano lyrique léger plus à l’aise dans les parties d’agilité que dans le belcantisme plus dramatique. Dans cet esprit, le magnifique air d’entrée de Lucia de la version italienne “Regnava nel silenzio” se trouve remplacé par le charmant et décoratif air “Que n’avons-nous des ailes”, qui augure déjà des compositions similaires et ultérieures de Giacomo Meyerbeer. L’Air de la folie, le moment le plus attendu de la partition avec le fameux sextuor de l’acte 2, demeure pour autant dans sa tonalité originale, mais sans les cadences suraiguës issues d’une tradition plus tardive.
Bien entendu bien plus rarement entendue que la version italienne, cette Lucie a notamment marqué les mémoires à l’Opéra de Lyon il y a plus de 20 ans avec Natalie Dessay ou Patrizia Ciofi en alternance, Roberto Alagna et Ludovic Tézier, production reprise ensuite à Paris au Théâtre du Châtelet avec Marcelo Alvarez remplaçant alors Roberto Alagna, permettant une redécouverte et un enregistrement de cette version historique de l’ouvrage.
Charmante en scène et toute de délicatesse, Jodie Devos livre du rôle-titre une prestation vocale probante, basée sur l’agilité, la joliesse des aigus, l’incarnation frémissante. Le timbre souvent uniforme et des couleurs restreintes ne lui permettent cependant pas (aujourd’hui au moins) de déployer davantage de dynamique de ton et d’expressivité dans son interprétation.
La production a fait le choix d’engager en Edgard Ravenswood pour cette version en français le jeune ténor Matteo Roma, au fort accent italien (et qui fut souffrant durant une partie des répétitions). Le timbre est attachant, l’aigu facile et délié, le physique aisé, mais il semble plus familier du répertoire rossinien qui occupe l’essentiel de sa toute jeune carrière. Comme pour Jodie Devos, il donne envie de l’entendre dans d’autres contextes plus favorables.
Florian Sempey campe un Henri Ashton d’un seul trait, vindicatif et bien peu occupé du sort de sa sœur. La voix de baryton dramatique s’élève avec fierté, large d’ambitus et héroïque même, sans vraiment rechercher la nuance ou la diversité de la ligne. Dans le rôle du triste sir Gilbert, Yoann Le Lan marque par la facilité de sa voix de ténor lyrique, son phrasé et son implication dans ce caractère somme toute peu attractif. Comme Florian Sempey, il a toutefois tendance à surjouer un peu, voire à amplifier la partie vocale au détriment de la souplesse qu’il possède pourtant assurément. Plus en retrait, Kévin Amiel fait valoir ses moyens lyriques et sa personnalité scénique dans le rôle du fiancé, puis mari de Lucie, Lord Arthur Bucklaw. La basse Jean-Fernand Setti campe pour sa part Raymond, en imposant par sa voix large et profonde, presque éclatante, emplissant la salle avec facilité.
Pour mieux évoquer la solitude et la tristesse qui va mener Lucie sur les chemins du désespoir et de la folie, Nicola Berloffa enferme ses protagonistes et en premier lieu l’héroïne au sein d’un environnement dominé par la couleur noire, au climat déjà funèbre. Un cube blanc s’abaisse des cintres à l’arrivée de Lucie, elle-même revêtue à l’image de la toute jeune fille qu’elle représente d’une robe immaculée qui le restera même après le meurtre par ses soins d’Arthur le soir des noces. Le sang n'apparaît donc pas et l’innocence de Lucie est totalement préservée. Cette conception scénique pour simple qu’elle soit préserve l’essentiel du drame vécu, au sein des décors élaborés par Andrea Belli, des costumes d’époque créés par Nicola Berloffa lui-même -notamment ceux mordorés et superbes des dames de cour- et des lumières de Valerio Tiberi, souvent franches et directes, mais aussi particulièrement raffinées dans les contrastes imposés durant l’acte 2.
Les Chœurs de l’Opéra de Tours préparés par leur chef David Jackson font preuve d’une précision sans faille et d’une musicalité jamais prise en défaut. Placée à la tête de l’Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours avec ses instrumentistes aguerris et motivés, la cheffe polonaise, Joanna Natalia Ślusarczyk, titulaire de plusieurs prix de direction d’orchestre, anime comme il convient la musique de Donizetti, sans pour autant insuffler une marque vraiment personnelle et plus perceptible à la partition qui manque ici d’un peu de souffle.
Le public qui sait la richesse de la programmation de son théâtre menacée, salue avec force et enthousiasme cette représentation de Lucie de Lammermoor.