Eugène Onéguine, brume mélancolique à La Monnaie de Bruxelles
Avant même qu’il puisse apercevoir les solistes, l’Orchestre Symphonique de la Monnaie gratifie le public des premières mesures ténébreuses de l’ouverture. Alain Altinoglu, Directeur musical de La Monnaie, conduit avec son habituelle énergie toujours mêlée de douceur, au service de l’attendrissante puissance et de la limpidité de la composition russe. L’ensemble orchestral reproduit aussi bien l’obscurité de la nostalgie et du drame, instaurée par la mélodie du hautbois ou les harmonies de cuivres, que les moments de célébration plus rythmés.
La mise en scène et les décors, respectivement de Laurent Pelly et Massimo Troncanetti apparaissent sobres et minimalistes. Comme il l’explique, Laurent Pelly souhaite aborder la mise en scène en respectant la légèreté avec laquelle sont traités les enjeux dans le roman en vers de Pouchkine. Cette légèreté est retranscrite à travers le jeu des artistes, leur mouvement dans l’espace, aussi bien ancré sur le plateau qu’aérien, mais également par l’aspect épuré et vidé de la scénographie (qui renvoie d’ailleurs tout autant à la tristesse qu’à la légèreté).
Les choix artistiques apparaissent ingénieux. Les solistes et choristes évoluent en effet sur et autour d’un plateau tournant qui peut aussi se surélever pour hisser les personnages en hauteur lors de leurs longues lamentations, évoquant pour certains le voyageur contemplatif de Turner. Autrement, ces "planches" se meuvent et symbolisent les pages d’un livre, comme celui qui enferme peu à peu Tatiana, en proie à des sentiments nouveaux et des élans romantiques lors de la scène de la lettre. Quant au fond devant lequel s’animent les protagonistes, c'est une nuit brumeuse, reflet de leurs propres confusions sentimentales. C’est dans cette ambiance vaporeuse et sur ces décors abstraits qu’alternent le jour et la nuit, au rythme des éclairages pensés par Marco Giusti.
Les voix saisissantes des Chœurs de La Monnaie (sous la direction de Jan Schweiger) se mêlent à leurs danses (chorégraphiées par Lionel Hoche), virevoltantes et joyeuses qui contrastent avec les stratégies séductrices et jalouses des personnages. De tableau en tableau, l’ensemble des choristes incarne différents rangs de la hiérarchie sociale russe. Le premier acte les présente comme une masse de paysans qui ne foulent que le plateau principal, guidés par le precentor ténor Carlos Martinez aux intonations lugubres, puis comme des aristocrates festifs, eux surélevés, pour enfin être à l’image de l’élite sociale de Saint-Pétersbourg (lors du troisième et dernier acte). Au départ sombres, les costumes (imaginés par Laurent Pelly et Jean-Jacques Delmotte) des choristes n’enlèvent rien à leur performance haute en couleurs, qui peu importe leur fonction sociale dans l’argument, démontrent sans relâche une même puissance tonitruante.
Le tout premier tableau met d’abord en scène les rôles féminins, dont Madame Larina, ses filles Tatiana et Olga, ainsi que leur nourrice Filipievna. Surtout présente lors du premier acte, la mezzo-soprano Bernadetta Grabias incarne l’autorité de mère et de propriétaire qu’est Larina à renforts de notes graves au ton sec. Elle pose sa voix avec un charisme et une assurance qui sonnent finalement plus protecteurs qu’inquiétants.
La soprano Natalia Tanasii offre à Tatiana sa voix claire et aussi expressive que sa présence scénique, qui passe notamment par un jeu intense et dramatique. Bien que d’abord discrète et rêveuse, la force passionnée du personnage se révèle ensuite à travers un chant puissamment projeté.
La fille cadette est elle incarnée par la mezzo-soprano Lotte Verstaen. Bien que ses graves étouffés s’opposent à l’optimisme et à la confiance débordants d’Olga, le caractère joueur et insouciant du personnage se ressent tout de même lorsque les graves passent agilement aux aigus. L’agitation, l’excès, le tempérament d’adolescente dont Olga fait preuve se traduit par cette même fluctuation constante entre voix grave et ferme ou plus perçante d’enthousiasme.
Quant à la nourrice qui dissimule les traits de Cristina Melis, la démarche maladroite et la posture de femme âgée adoptée par la mezzo-soprano ne laissent pas dupes, pas davantage que les paroles posées et le ton monotone, tant sont chant est puissant et maitrisé.
C’est dans l'effervescence que les quatre femmes accueillent leurs voisins et solistes masculins à monter sur scène. Le fameux Eugène Onéguine est chanté par le baryton Yuriy Yurchuk qui tenait ce rôle pour ses débuts à l’Opéra national d’Ukraine en 2018. Il interprète ici élégamment le séducteur indécis. Bien qu’il s’agisse d’un personnage suffisant et condescendant, ses doutes et ses remords refont rapidement surface à travers une capacité de chant versatile, une voix riche tantôt retenue, qui sonne presque forcée, tantôt emportée et plus libre.
À ses côtés, Lenski a la voix chaude et profonde du ténor Sam Furness, qui trahit sa douleur entre autres après une dispute avec Olga. Au départ amoureux et optimiste, c’est à son tour d’entonner les airs nostalgiques et dramatiques en passant d’une passion à une tristesse toutes deux aussi poignantes et révélatrices de l’ambivalence exposée dans la production. Sam Furness déploie avec conséquence mais autant de moments marquants sa grande expressivité vocale.
D’autres protagonistes font de plus brèves apparitions. Le Prince Gremin notamment, qui se fait très vite remarquer avec la basse caverneuse de Nicolas Courjal. La clarté et la projection impeccables de sa voix, l’agilité avec laquelle il projette son chant font du prince un personnage attachant qui s’exprime avec honnêteté, endossant lui aussi l’étiquette intemporelle de l’adolescent amoureux.
Le Triquet du ténor de caractère Christophe Mortagne présente un poète burlesque à la voix railleuse qui souligne l’arrivée surprenante d’un personnage pathétique. Bien qu’unique et courte, son apparition pour un couplet chanté en français entrecoupé de quintes de toux volontaires ne manque pas d’amuser le public.
Plus tard dans la représentation, lors des valses Pétersbourgeoises, le capitaine Petrovitch interprété par le baryton Kris Belligh performe un chant très bref mais distingué. Kamil Ben Hsaïn Lachiri dans le rôle de Zaretski, organise le duel entre Onéguine et Lenski (pour lequel il sera fatal). Irritable et méthodique, son autorité et son agacement sont traduits par une voix assurée et profonde.
La nouvelle production de La Monnaie aborde ainsi de manière paradoxalement sombre et légère l’agitation sentimentale de personnages torturés : une mise en scène romantique et des performances qui laissent ressortir une salle visiblement émue et comblée.