Tristan et Isolde à Nancy marque les débuts de Tiago Rodrigues dans l’univers lyrique
Acteur, metteur en scène, dramaturge et poète, Tiago Rodrigues, dans ses productions théâtrales, cherche à faire descendre les œuvres présentées de leur piédestal pour toucher au plus près le public, gommant toute emphase et cherchant à privilégier l’humain, la compréhension. Il impose aujourd’hui cette approche spécifique pour sa première expérience lyrique avec Tristan et Isolde. Pour ce faire, il écrit tout spécialement un texte, imprimé sur des pancartes que brandissent en direct sur scène tout le long des trois actes ses complices de création, « les deux traducteurs », les danseurs et chorégraphes Sofia Dias et Vitor Roriz. Le texte expose les situations diverses qui se déroulent sous les yeux des spectateurs, via une sorte de narration critique des états d’âmes, des interrogations des personnages, bifurquant même vers des zones de commentaires. Les protagonistes dans ce cadre imposé perdent leur nom d’origine, Tristan et Isolde deviennent l’homme triste et la femme triste, l’homme puissant pour le Roi Marke ou l’homme ambitieux pour Melot, et ainsi de suite. Le texte s’expose ainsi sur précisément 947 cartons successifs que Sofia Dias et Vitor Roriz, dans une sorte de chorégraphie nerveuse ne leur laissant que fort peu de répit, présentent avec une dextérité et une précision de chaque instant. Pour autant, il n’interagissent directement que trop rarement avec les chanteurs, sinon au troisième acte pour venir en aide à Tristan moribond ou soutenir Isolde au moment de sa mort.
Le premier acte plante le décor -créé par Fernando Ribeiro- qui occupera l’espace sur la globalité du spectacle soit une vaste bibliothèque en demi-cercle se répartissant sur trois niveaux et présentant des milliers de pancartes aux tranches blanches, parfaitement répertoriées et rangées. Les « deux traducteurs » s’en saisissent au fur et à mesure des besoins et du déroulé du drame. Au deuxième acte, au sein d’un espace habillé de façon plus bucolique pour qualifier le jardin d’Isolde, les rayons de la bibliothèque font apparaître des parties déjà vides de pancartes. Ces dernières s’amassent au sol avec le temps pour former au troisième acte un vaste monticule au pied duquel Tristan agonise. Tiago Rodrigues, appliquant le même principe, bannit tout accessoire habituel, que ce soit la coupe du philtre d’amour ou l’épée de Tristan, remplacés donc par un panneau qui les symbolise. Les costumes élaborés par José António Tenente ne se distinguent pas par leur originalité propre et restent de forme traditionnelle, tandis que les lumières de Rui Monteiro -tous deux collaborateurs habituels du metteur en scène-, soulignent avec précision les options de Tiago Rodrigues.
S’il est à noter que ni la musique de Wagner, ni le livret, ne subissent dans ce cadre de modifications ou d’altérations quelconque, l’accent mis sur ce principe d’explication permanente et immédiate (qu’il est possible de qualifier de « performance » ou de geste artistique particulier) prend le risque d’occulter la mise en abîme de Tristan et sa complexité. Les protagonistes restent souvent figés dans leur attitude, peu enclins à bouger. Tristan s’offrant à l’épée de Melot ou la mort d’Isolde toute baignée de lumière font toutefois partie des moments marquants de ce spectacle, mais ceux-ci sont surtout musicaux.
Mozartienne sensible et mélodiste de talent, Dorothea Röschmann oriente sa déjà longue carrière vers d’autres sommets en abordant désormais des rôles plus lourds du répertoire, comme Alceste, Elisabeth de Tannhäuser ou le rôle-titre d’Ariane à Naxos de Richard Strauss, et donc Isolde désormais. Dans l’écrin intimiste de l’Opéra de Nancy, elle livre une Isolde frémissante et féminine. Si les aigus extrêmes du premier acte lui échappent et peuvent se briser, elle aborde le rôle en privilégiant une musicalité naturelle et un volume sonore adapté. Elle s’appuie sur sa pratique dans le répertoire mozartien pour parfaire sa ligne de chant, qu’elle déroule avec une forme de volupté notamment lors du duo d’amour nocturne au deuxième acte. Par contre, le finale trop sonore en soi manque un peu d’abandon.
À ses côtés, le ténor australien Samuel Sakker met un peu de temps à s’installer au plan vocal. Mais dès le deuxième acte et surtout au troisième qu’il aborde avec aisance et sans fatigue apparente, il ne cesse de progresser. L’aigu se libère durant la représentation et son jeune Tristan encore un peu vert, présage de beaux moments de carrière. La voix demeure attachante, même si elle n’est pas dotée d’un timbre bien spécifique et doit encore s’élargir.
Imposant une forte présence scénique, la basse sud-coréenne Jongmin Park révèle en Roi Marke des moyens impressionnants et d’une facilité déconcertante. La voix aux accents puissants, capables de belles nuances et d’alternance dans les couleurs développées, emplit la salle avec une facilité qui lui vaut en fin du spectacle une juste ovation.
Aude Extrémo campe une Brangäne particulièrement sonore d’un timbre sombre, mais un peu uniforme et aux nuances restreintes. L’aigu est quelquefois un peu ouvert et sensible, ses appels du deuxième acte pourraient être très certainement plus habités, plus diversifiés. Le Kurwenal de Scott Hendricks se situe dans la juste tradition, voix de baryton ferme, bien timbrée, compagnon fidèle de Tristan. Le Melot du baryton Peter Brathwaite manque un peu de stabilité dans ses courtes interventions même si le personnage s’affirme bien dans sa traîtrise, tandis que le ténor lyrique Alexander Robin Baker fait entendre une voix claire et attractive dans le double rôle du jeune marin et du berger. La basse Yong Kim, artiste du chœur de l’Opéra national de Lorraine, se charge avec efficacité des brèves interventions du timonier.
Leo Hussain propose une lecture particulièrement dramatique de la partition, sollicitant un orchestre pas forcément habitué à cette musique de la démesure. Malgré quelques petits décalages ou des passages moins aboutis, le chef insuffle beaucoup de caractère et de relief à sa direction musicale. Il suit avec une attention soutenue les chanteurs dans ce cadre particulier. Le chœur au premier acte paraît pour sa part presque trop présent depuis les loges d’avant-scène. Enfin, le solo fascinant du cor anglais du début du troisième acte est joué de façon irréprochable par Florine Hardouin.
Ce spectacle reçoit un accueil plus que chaleureux de la part du public nancéien, notamment au plan musical, la partie scénique à l’apparition de Tiago Rodrigues et de ses collaborateurs étant saluée de façon plus mesurée. Cette production de Tristan et Isolde fera l’objet d’une reprise au Théâtre de Caen en mars prochain, puis en mars 2024 à l’Opéra de Lille.