Eugène Onéguine sombre et millimétré à La Monnaie de Bruxelles
La Monnaie avait gardé le mystère de la mise en scène jusqu’au lever de rideau, dissimulant les images de production et autres vidéos-promotionnelles. Il est facile de comprendre pourquoi, puisque la scénographie tient sur le minimalisme d’un plateau rectangulaire, sur lequel repose la presque entièreté de la composition.
Tchaïkovski lui-même s’était insurgé face aux critiques de ses contemporains (lui reprochant de n'être pas assez scénique). Loin de la recherche des effets, c’est au plus près des sentiments profonds que le compositeur tend, soutenu ici par une mise en scène sombre et épurée.
Si ce rectangle penché et aux angles saillants tient à lui seul l’espace scénique et même visuel, le lyrisme des voix complète ce socle, ponctué par les jeux de lumières signés Marco Giusti.
Le noir et le vide tiennent le décor et le destin du anti-héros Eugène Onéguine, le plateau portant l’histoire avec force, allant jusqu'à se replier pour enfermer les personnages. Lumières froides, fumées mystérieuses, le romantisme de Tchaïkovski prend ici forme en référence avec l’esthétique de Caspar David Friedrich, immobile et silencieuse : une scène particulière fait écho à sa fameuse peinture, plaçant Lensky silencieux et triste face à un décor immense et sombre.
Le début de la soirée accueille néanmoins des costumes colorés, la fin un bal brillant : cette Russie bicéphale, paysanne et des tsars, toutes deux au risque de plonger avec l'obscur destin d'un Onéguine. Le programme confirme ce que montrent les costumes, l’histoire est placée quelques années avant la révolution de 1917, époque où les inégalités sociales règnent, les luttes des classes étant à leurs prémisses, l’oisive aristocratie ne se doutant ici de rien. L’amplitude lyrique de la musique rapproche l’opus de la tragédie (à mi-chemin du cinéma et du théâtre), la Russie de Laurent Pelly se dessine à double face.
L'Orchestre Symphonique de la Monnaie traduit la complexité de la partition avec une amplitude remarquée. Le romantisme indéniable fait face au caractère d'Eugène Onéguine, enrobé d'une brillance particulière. L'alliage de légèreté folklorique et de tragique littéraire règne en fosse, et même les lignes dépouillées ont une sombreur slave comme emplies d’un ennui de vie, d’un spleen et de soupir solitaire.
Les chœurs viennent perturber les solistes dans leur solitude. Foule de témoins, les paysans et les mondains sont énergiques et puissants, donnant une sensation de masse avec une étonnante finesse sonore. Les aigus des femmes sont précis, leurs voix amples s'accordant avec les voix masculines plus radicales.
Sally Matthews s’impose parmi cette distribution riche et hétérogène grâce à une compréhension comme de la psyché du rôle de Tatyana, qu’elle interprète pourtant pour la première fois : dans son parcours, de la jeune femme éprise d‘un amour direct et irraisonné jusqu’à la mère réfléchie quoique tiraillée de regrets mélancoliques, le tout porté et tenu par la voix. La soprano britannique habituée des planches de La Monnaie dessine une voix complexe et directe à la fois, très lyrique et précise. Les aigus sonnent limpides, pourtant riches et amples, les graves parfois plus rauques sonnent profonds, amplis de tragiqualité. Le souffle est toujours maîtrisé, et rien ne semble compliqué pour cette Tatyana dans toute la complexité de son empathie.
Le baryton Stéphane Degout prend et dessine le rôle-titre avec noirceur et détachement, traduisant le Spleen typique du sombre personnage pour mieux le fendre finalement de fulgurances tragiques. Sa présence vocale révèle progressivement le tragique redoutable avec des arias de plus en plus puissantes et des phrasés de plus en plus intensément déployés au fur et à mesure, et notamment à partir du duel où il abat son ami Lensky. La fêlure dramatique est là, se creusant dans le timbre mais jamais dans le soutien.
Lensky est interprété avec maîtrise par le ténor russe d’origine ukrainienne Bogdan Volkov. Très lyrique, tenu et clair, il dessine son personnage avec à la fois précision et amplitude émotionnelle. L’ami fougueux, puis trahi sculpte toutes ses émotions et ses émissions avec finesse de timbre et de phrasé, en particulier dans son aria solo déjà acclamée par le public.
La jeune Olga trouve en la mezzo-soprano Lilly Jørstad une complexité travaillée, même pour une prise de rôle. La voix sombre de la chanteuse russo-norvégienne se transforme sans difficulté en des aigus limpides et acidulés, comme elle bascule de la jeune sœur à l'amante endeuillée et solitaire, les graves se faisant alors plus sombres encore, rauques même.
Bernadetta Grabias campe Larina, mère protectrice, autoritaire et magnanime, plaçant sa voix de mezzo-soprano chaude et ample. À ses côtés, la nourrice âgée (Filippievna) est interprétée par la jeune Cristina Melis, qui l'incarne en enrichissant et amplifiant son mezzo-soprano (aux dépens de la prosodie et du jeu). Les arias sont tremblantes et rivalisent avec une voix plus naturelle donnant envie d'en entendre davantage.
Nicolas Courjal interprète le Prince Gremin, avec l'éloquence d'un mari accompli, l'assurance de son apparition, le travail de sa voix, grave, assise, vibrée, vibrante.
Christophe Mortagne peut lui aussi se targuer d’avoir marqué l'auditoire, dans un tout autre registre : avec le rôle de Triquet, d'un français arrogant et charmeur alliant panache et humour. La voix très articulée a des couleurs d'antan au service d'un portrait suranné théâtral et désopilant.
Tout à l'inverse, solennel, Carlos Martinez en arbitre du duel marque sa voix de fermeté et d'autorité, droit et intense tel l'augure faisant basculer le drame par sa seule présence : il est à l’image du décor sombre et minimaliste. Enfin, Kris Belligh offre au Capitaine Petrovitch sa voix franche de baryton, en duo et résonance avec Kamil Ben Hsaïn Lachiri dans le rôle de Zaretsky.
Comme à son habitude, La Monnaie de Bruxelles rend ainsi la complexité des opus qu’elle sert avec finesse psychologique. Sa saison 2022/2023 qui s'annonçait riche et variée voit ainsi son portrait se compléter d'un chromatisme sombre, dont le public charmé applaudit la noblesse et la noirceur.