Carmen toujours épicée à l’Opéra national de Paris
C’est une mise en scène tout en chair et en psyché que propose Calixto Bieito. La simplicité dans les choix de placements et de mouvements est éloquente dans ce vaste plateau et dialogue avec les arabesques de la musique de Bizet. Les tableaux proposés sont presque cinématographiques, dans une mécanique artistique soulignée par les décors épurés d’Alfons Flores : composés à la verticale comme avec ce mât de drapeau et la cabine téléphonique du premier acte, d’horizontales comme les lignes des voitures des second et troisième actes, ainsi que de courbes telles que l’arène tracée au sable par le comédien Karim Belkhadra (incarnant Lillas Pastia) au début du quatrième et dernier acte.
L'effet visuel recherché par Bieito ne fonctionnerait sans doute pas sans le concours presque fantasmagorique des lumières d’Alberto Rodríguez Vega. Du froid crépusculaire au soleil diurne étouffant, en passant par le clair-obscur de la romance furtive, les phares de voitures comploteurs et la froideur terrifiante de la passion meurtrière, l’artiste mêle lumière intra-diégétique et extra-diégétique (dans l'histoire et à l'extérieur, l'éclairant du dedans et d'en-dehors). Bieito fait le choix de toujours faire appel à une opposition frontale entre mouvement et immobilité. Depuis la première scène s’ouvrant sur un homme en sous-vêtements, militaire puni courant -jusqu'à s'effondrer- autour d’un groupe de soldats au garde-à-vous, jusqu'au corps sans vie de Carmen, en passant par les gestes d'un toréador nu, presque microscopique face à la gigantesque forme tranquille et immobile d’une structure en forme de taureau, unique élément de décor.
Fabien Gabel, bien que dirigeant les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris avec rebond et légèreté, reste fidèle au texte musical. Les percussions rendent pleinement les sonorités ibériques de l’opéra, castagnettes et tambourins sont au rendez-vous. Le chef qui fait ses débuts à l’Opéra national de Paris avec sa gestuelle très aérienne et en rondeurs, mène aussi vents, cordes et percussions vers des lignes éthérées, aérées et sans fioritures.
Les choristes s'investissent scéniquement et vocalement dans le dialogue avec les militaires et le bourdonnement des cigarières, incarnant la société méditerranéenne imaginée dans l’intrigue : cette lutte emblématique entre le masculin viril, et le féminin presque ensorceleur. Les voix sont puissantes et contrôlées, les nuances maîtrisées. De son côté, c’est avec une énergie toute infantile et une candeur particulièrement juste que le Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris et les membres de la Maîtrise des Hauts-de-Seine apportent une touche d’innocence dans cet ouragan dévastateur d’amours manipulatrices.
Leur présence vient aussi souligner l’aspect espiègle de la personnalité de Carmen par Clémentine Margaine. Pirouettant et virevoltant sur scène, elle s’inscrit dans la tradition de l'amoureuse piquante tout en y apportant la nuance ombrageuse annonçant son destin tragique. Elle atteint les aigus avec une facilité étonnante, produisant des sons riches et articulés soulignés par son investissement de comédienne, mystérieuse, ensorcelante et presqu'effrayante. Elle transporte ainsi dans des contrées ibériques par sa voix chaude et légère, capable d’accents plus dramatiques.
Son compagnon sur scène, Don José, est interprété par le ténor Joseph Calleja. Le chanteur offre ce soir la maîtrise de son instrument vocal, y compris pour atteindre les aigus. Il chante son amour avec puissance et une émotion qui compense le sens des mots que son accent occulte. Son immobilité pudique vient cependant rompre quelque peu le charme d'un amoureux transi. Loin du portrait romantique et de débordement tumultueux, il reste contrit, en retrait et presqu’un peu honteux. Mais cela n’enlève rien à son agilité vocale, plusieurs fois saluée de bravos par l’assistance.
Contre-pied du personnage de Carmen, Nicole Car en Micaëla sait toucher les foules par son interprétation suppliante, presque religieuse, faite de notes sincères et pures. La voix n'en est pas moins lyrique, le timbre chaud et perçant à la fois glisse sur les paroles qu’elle articule clairement. La longueur de ses phrases témoigne de la langueur du personnage, et sa présence scénique souligne la fragilité tranquille de cette femme, messagère d’un amour maternel.
Aux antipodes de cette vision presque céleste, Ildebrando D'Arcangelo incarne ce qu’il y a de plus chtonien, terrestre en Escamillo. C’est avec une sincérité d’outre-tombe que cette voix de basse chante le fameux toréador espagnol, avec son agile technique et son timbre bouillonnant. Son rythme impeccable et son souffle impressionnant sont un funeste avertissement. Sa présence scénique épouse l’incarnation de Clémentine Margaine, faisant ressortir l’iconicité d'un couple de cinéma.
Autres caractères fourmillant autour du personnage central de la bohémienne, Frasquita et Mercédès interprétées par Andrea Cueva Molnar et Adèle Charvet, constituent un tandem tragico-comique à la fois pleines de vie et annonciatrices de la mort. La première use d'une voix perçante pour témoigner d’une saoulerie constante, à la vie et à l’amour. Son incarnation tombe parfois dans la minauderie mais souligne aussi justement l'oisiveté par la clarté de sa ligne vocale et ses aigus presque tranchants. La seconde présente une voix plus ronde, évoquant les chaleurs de l’Espagne et même de la maternité (par un choix de mise en scène, elle semble, en effet être la mère ou la grande sœur, d’une petite fille).
Le Dancaïre et Le Remendado, contrebandiers espiègles hérités des farces, sont interprétés par Marc Labonnette et Loïc Félix avec un aspect presque -et justement- grotesque, d'une gestuelle exagérée. Le binôme fonctionne à l'unisson du dialogue chanté, de l'agilité de leur rythme, du souffle et de l'articulation, la voix de baryton chaleureuse du premier complétant pleinement de ses tons plus graves les aigus marqués atteints par le second.
Guilhem Worms reprend le rôle de Zuniga avec l'impressionnante stabilité de ses graves, mais est prisonnier du caractère lubrique et de grimaces redondantes (son timbre large et dramatique est comme nié par une gestuelle lascive). Au contraire, la brutalité de Moralès intensifie la puissante clarté des notes les plus basses de Tomasz Kumiega.
La production divise visiblement toujours, et selon différents avis, le metteur en scène malmène ou modernise les codes de l’opéra en un objet hybride, fruit du mélange de traditions et de pop-culture. Pour autant, l'interprétation musicale et l'œuvre reçoivent leurs vigoureux applaudissements et bravos criés depuis les balcons vers cette scène emblématique.