Le Monde de la lune, Haydn version comédie d'espionnage à l'Opéra de Metz
Si la Lune montre toujours la même face à la Terre, il semble en aller presque de même pour le catalogue musical de Joseph Haydn : ses pièces symphoniques (voire religieuses) ou chambristes sont si fréquemment interprétées que sa petite vingtaine d'opéras restent dans l'ombre. L’interprétation de ce répertoire garde ainsi des allures de mission d'exploration, mais heureusement de vaillants musiconautes partent parfois en expédition vers cette face cachée. D'ailleurs, après une résurrection en 1959 aux Festival d'Amsterdam et d'Aix-en-Provence (et bien avant une production récente par les élèves du CNSM), Il mondo della luna a notamment été remis à l'affiche à Drottningholm en août 1969 : un mois après le fameux petit pas et bond de géant à la fois de Neil Armstrong.
Et c'est également dans ce contexte de 1969 que replonge cette production. Directeur du Clermont Auvergne Opéra (coproducteur du spectacle), Pierre Thirion-Vallet signe en effet mise en scène et adaptation, prolongeant et décalant ainsi l'histoire, ses jeux de mots et d'esprit à commencer par les noms des personnages (déjà emplis d'allusions chez le poète-librettiste Goldoni). Ecclitico devient Vladimir Eccliticiconovitch "faux astronome et vrai espion russe" qui dupe comme dans l'histoire originelle (mais ici pour voler le dossier Objectif lune) Giovanni Buonafede alias John Goodfaith (traduction littérale, pour celui qui sera d'ailleurs amené finalement à devenir Jean Bonnefoi) "faux cadre de la Nasa et vrai espion italo-américain" (mais manipulé comme tout le monde).
Ce dramma giacoso penche déjà fortement vers l'opera buffa, côté bouffon ici justement accentué. Mais l'opus est ici donné comme il peut l'être (encore plus rarement donc) dans une tradition de Singspiel : alternant passages joués dans la langue locale (ici le français donc) et chantés (conservant ici l'italien). Les textes parlés sont non seulement joués (au risque même d'être surjoués) mais réécrits pour le propos de cette mise en scène, transformant l'histoire en comédie d'espionnage passablement lunaire. Si les supercheries du livret original où les personnages de commedia dell'arte promettent déjà la lune (et qu'elle est peuplée de femmes dociles) s'imbriquent bien avec les supercheries des espions, de nombreux passages entre jeu refait et chant d'origine fonctionnent difficilement. C'est entre autres le cas pour les filles Goodfaith qui, époque oblige, sont des hippies mais, livret oblige, veulent se marier pour être autonomes (alors qu'il aurait semblé aisé d'aligner, dans une version à ce point réécrite, leurs envies d'émancipation féministe psychédélique avec une adoration de l'astre lunaire).
De surcroît, le buffa se voyant renforcé et comme redoublé par la version parodique, les quelques passages plus sérieux et même amoureux de la partition perdent de leur candeur pourtant essentielle à la richesse de l'ouvrage : dans un monde d'espions, aucun sentiment ne semble sincère (et ce n'est pas seulement parce qu'Ernesto tombe ici en amour pour une fille de Goodfaith à la seule vue d'une photo : Mozart en fait d'autant). Et pourtant, preuve de son éloquence intrinsèque, le grand duo d'amour final offre un moment de suspension sentimentale.
Les décors (de Frank Aracil) plongent pleinement dans l'univers de l'œuvre et de sa transposition, non sans féerie : celle du planétarium au premier acte avec planètes suspendues et le grand télescope trônant au centre (que le faux astronome trafique pour faire voir et croire n'importe quoi), puis la lune reconstituée en carton-pâte (d'une manière volontairement candide et maladroite, avec des effets scéniques défaillants et fumeux pour montrer la candeur du faux cadre de la Nasa qui croit être sur la lune) et enfin un intérieur d'appartement typique de l'époque. C'est là que tous les protagonistes verront, éberlués à la télévision, l'homme marcher sur la lune. Il aurait pourtant fallu à l'époque être sur la lune, ou plutôt dans une caverne, pour ne pas même être au courant de la mission Apollo 11... mais cela permet au metteur en scène d'expliquer que tout ce beau monde s'est fait berner : les russes cherchant des plans imaginaires, que l'américain (tout aussi candide) devait protéger (pour leur faire perdre leur temps). Qu'à cela ne tienne, tout ce beau monde prend le Concorde et part se réfugier en France, non loin de l'argent américain détourné par Goodfaith (pas tant de bonne foi que ça).
Paradoxalement, c'est sur la lune (et dans leurs tenues argentées de cosmonautes entre l'apiculteur et le tuyau d'aération recourbée) que les chanteurs ont le plus d'air. C'est notamment vrai du chœur d'hommes (de la maison) dont les douze voix sont certes d'emblée placées et chaleureuses (tandis que les rythmes et tempi restent flottants, même sur la Terre ferme).
Einstein on the moon
Sébastien Droy (Ecclitico) s'exprime surtout dans le jeu aussi électrique que l'apparence de son personnage : Einstein qui serait possédé par Louis de Funès tendant vers Christian Clavier. Il surjoue volontairement avec délices le faux chercheur réfugié aux USA (et qui passe son temps à révéler qu'il est agent du KGB dans de bruyants "apartés"). C'est lui qui fait le show et tient la dynamique du spectacle en faisant avancer l'histoire. Mais son chant semble pâtir lourdement de cet investissement théâtral, non seulement par comparaison mais pour l'endurance exigée. La voix fortement vibrée manque d'impact dans tout le médium, limitant grandement la projection (difficile certes de passer ainsi du parlé au chanté). C'est lorsqu'il se débarrasse de sa moustache et symboliquement de son costume d'amuseur qu'il peut finalement déployer des lignes vocales amoureuses.
Tout à l'inverse, et ce n'est que logique pour celui qui incarne l'autre camp, Romain Dayez (Buonafede) est bien plus à l'aise dans le chant. Même s'il sait fort bien produire des bruitages à la Tex Avery, c'est en déployant sa voix lyrique, grave et élevée qu'il se met à danser sur la lune. Ses lignes ainsi mélodieuses et marquées, ses grandes vocalises et ces voyelles qui claquent rappellent furieusement Mozart (et pas simplement qu'ils sont contemporains, "Voi sapete... tutte" se retrouvant dans ce livret entre plusieurs autres points communs dans les phrasés). Romain Dayez aurait sans doute bien mieux profité de la version avec récitatifs de cette œuvre, tant il déploie d'emblée dans ses phrases l'éclat de résonances cuivrées aux couleurs affirmées.
Dans le rôle de Lisetta, sa femme de ménage (et pas seulement, les allusions aux amours ancillaires étant constantes), la voix sourde de Pauline Claes se creuse dans les graves pour y trouver paradoxalement des harmoniques aiguës, à mesure qu'elle appuie de nouveaux accents. Son jeu est effacé, certes à l'image de son personnage mais sa tendance réitérée à écarter les bras pour toujours les faire retomber renforce encore le côté résigné de son personnage (d'autant qu'elle ne se métamorphose pas en épousant l'Empereur de la lune).
Les deux filles Goodfaith sont pestes à souhait. Catherine Trottmann (Flaminia ici renommée Pamela) allie jeu piquant et ample prosodie, l'investissement de l'articulation s'appuyant sur un souffle nourri. La voix est cependant à la peine aux deux extrémités de la tessiture, pour soutenir les graves et garder la justesse des vocalises vers l'aigu. À l'inverse, ses sons tenus trouvent un brillant homogène.
La voix de Déborah Salazar en Clarice alias Betty se fait très expressive dans le jeu et même paradoxalement plus sonore que le chant, manquant de souffle pour centrer le médium. Elle vibrionne ensuite d'un vibrato rapide et de phrasés en soufflets.
Comme tout professeur maléfique qui se respecte, Ecclitico a ses deux assistants-sbires (d'autant qu'ils forment ainsi un trio masculin qui épousera sur la lune les trois femmes de la famille Goodfaith). Ernesto est incarné par Mireille Lebel, peu sonore dans ce rôle en pantalon et même en scaphandre. Le timbre reste estompé sauf aux deux bouts de la tessiture : le vibrato s'exprime dans l'aigu et surtout le timbre s'épaissit dans le grave avec son assise vocale.
En Cecco, Enguerrand de Hys porte pleinement son prénom et sa voix en deuxième partie, l'atmosphère de la lune lui rendant paradoxalement à lui aussi la plénitude de son air (du souffle et de l'aria). Mais pour cause : il incarne alors l'Empereur de l'astre lunaire et déploie avec son caractère l'assise d'un médium, clamé vers l'aigu mais sachant plonger dans les graves.
David Reiland ayant dû se retirer de la production pour raisons de santé, le jeune chef Victor Rouanet fait ici de grands débuts (tout en tirant les fruits inattendus et non moins mérités de tout le travail de répétitions effectué avec l'Orchestre national de Metz Grand Est), en conduisant l'équipage pour les trois représentations. Sa direction est précise, ses gestes mesurés, restant près du corps mais expressifs. S'il ne guide pas encore les phrasés des instrumentistes (qui d'abord trébuchent quelque peu sur la souple agilité chantante de leurs lignes), sa battue verticale donne tous les accents et les subito forte comme autant de lancements de fusées (réussis).
Finalement, les personnages prennent congé du public et de leurs soucis en partant vers la France, tout en agitant des drapeaux bleu-banc-rouge à bord du Concorde (en carton-pâte descendant du ciel, bien entendu). La salle applaudit chaleureusement l'énergie de tout l'équipage et cette découverte musicale.