Le Couronnement de Poppée : amours, violences, humour à l’Opéra Royal de Versailles
Avec Le Couronnement de Poppée de Monteverdi, le metteur en scène Ted Huffman interroge notre époque « où l’argent, le pouvoir et le sexe déterminent les rapports de force », mettant l’assistance face à une contradiction : en célébrant les amours adultérines de Poppée et de Néron sous fond de meurtre et d’intrigues, l’ambition, l’immoralité et la cruauté sont portées en triomphe. Cette dualité est mise en exergue par le décor signé Johannes Schütz et adapté par Anna Wörl, avec un immense tube suspendu, moitié blanc, moitié noir, pouvant évoquer le yin et le yang, la beauté et le mal coexistant en tout être et toute chose. Certains personnages de l’opéra répondent à cette ambivalence, notamment Néron, connu pour être à la fois un homme épris d’art et un despote cruel capable de massacrer son entourage s’il se sent menacé.
Hormis cet élément de décor, l’espace scénique se présente vide (avec seulement quelques chaises et table), le metteur en scène souhaitant offrir aux chanteurs un espace qu’il leur appartient d’habiter. Les interprètes restant sur scène pendant toute la durée de l’opéra interagissent sensiblement en tant qu’acteurs et en tant que spectateurs lorsqu’ils se trouvent sur les côtés, ajoutant une mise en abyme supplémentaire et saisissante avec les spectateurs en salle. Les costumes modernes et chatoyants d’Astrid Klein participent à l’action, en étant souvent ôtés dans les moments de travestissements ainsi que dans les montées en puissance de désir. Ils sont magnifiés par les lumières de Bertrand Couderc soulignant les moments d’intimité avec des teintes roses dorées, l’éclat étant réservé aux scènes comiques.
Si la lecture de l’œuvre proposée par Ted Huffman semble quelque peu noire et sans concession (par exemple la scène où Lucain et Néron chantent la beauté de Poppée en jouant sadiquement avec la dépouille de Sénèque sur fond d’orgie), la musique de Monteverdi, elle, jaillit dans toutes sa richesse émotionnelle et sa sensualité.
L’ensemble Cappella Mediterranea réduit à douze musiciens (comme lors de la création vénitienne) mène bon train les ritournelles, les guitares battent la rythmique, les violons et la flûte virevoltent. La richesse expressive des récits est soutenue par un continuo luxueux (harpe, clavecins, orgue, luth, théorbe, guitares, contrebasse, violes de gambe) permettant de multiples combinaisons dans l’accompagnement des lignes déclamées. Tout est dirigé, Leonardo García Alarcón, en connexion constante avec les chanteurs, les suivant dans les silences suspendus, modulant sans cesse la pulsation au service de l’expression des différents affects.
À l’instar de Néron, le public ne résiste visiblement pas aux charmes de Poppée tant la voix de soprano d’Elsa Benoit est ronde et enveloppante. Elle étire le phrasé en langueur délicieuse lorsqu’au premier acte elle demande à Néron de rester près d’elle et c’est dans une sensualité ensorcelante qu’elle susurre les derniers mots du duo « Pur ti miro ».
Le Néron de Jake Arditti intervient dans un registre aigu de contre-ténor que le chanteur extériorise avec force, renforçant le caractère brutal et colérique du personnage. La vigueur ne le quitte jamais, aussi bien dans les moments de jeux érotiques avec Poppée (les vocalises se transformant en râles de jouissance) que dans les moments de colère, sa voix devenant un cri à la moindre critique. Poppée parvient cependant à l’apaiser dans l’ultime duo qu’il délivre avec une suavité touchante.
C’est après un long silence qu’intervient Ambroisine Bré incarnant Octavie, l’épouse répudiée. S’appuyant sur le texte, elle convoque différents modes d’émissions, la voix blanche pour l’affliction, la projection vibrante lorsqu’elle se révolte jusqu’au cri pour maudire Néron. Ses adieux sont saisissants, le souffle devenant sanglots pour enfin susurrer « Addio Roma ».
Apparaissant en culotte courte, le contre-ténor Iestyn Davies se fait touchant en Othon avec ses plaintes d’avoir été abandonné par Poppée. Sa voix constamment homogène et ronde invite à la compassion, et se fait agile en préservant un ancrage solide lorsqu’il se tourne vers Drusilla. Maya Kherani incarne la constante Drusilla et sa voix rutile lorsqu’elle chante sa joie d’être enfin aimée d’Othon. Constante et digne est également sa prestance, qu’elle apparaisse en robe chic ou en maillot de bain.
Alex Rosen en Sénèque tente de convaincre Néron de renoncer à Poppée par une vocalité tranquille aux graves riches de résonances. Lorsque ses arguments ne sont pas entendus, il peut également sortir de ses gonds dans une projection impressionnante. Sa mort est un climax émotionnel, entrecoupé de silences éloquents, ses dernières notes émergeant des profondeurs abyssales.
Le ténor Stuart Jackson intervient essentiellement dans son registre de tête pour incarner les rôles travestis d’Arnalta et de la Nourrice. Tout d’abord son apparence étonne (un mélange de Hagrid et de Madame Doubtfire), ce qui confère à ses personnages leur aspect comique. Cependant sa voix peine à exprimer le burlesque de ses interventions de par sa faible projection dans ce registre. Il est néanmoins convaincu dans la douceur, la berceuse qu’il chante à Poppée devenant un moment de paix retrouvée.
La soprano Julie Roset alterne les rôles de l’Amour et de Valletto avec énergie en utilisant des palettes vocales distinctes pour ces deux personnages. En Amour manipulateur sa voix est aussi directe que les flèches de son personnage, avec ses aigus assurés dans une accroche infaillible. Son Valletto semble être tout droit descendu des montagnes de Sardaigne, la voix toujours projetée se teintant d’une certaine âpreté et d’un appui soulignant le caractère populaire du personnage.
Les ténors Laurence Kilsby et Riccardo Romeo râlent assurément de pair et avec une homogénéité vocale lorsque, soldats, ils doivent monter la garde devant la demeure de Poppée. Le premier interprète également le rôle de Lucain, poète et ami de Néron avec lequel il mêle sa voix sûre et riche de résonances chatoyantes. Yannis François se joint à eux, ajoutant sa voix grave et claire au trio. Il participe en outre, de son aisance corporelle, à l’instant chorégraphique comique où les trois hommes simulent leur désir pour la nourrice jusqu’à se rouler par terre.
Si certains habitués de l’Opéra de Versailles semblent dubitatifs à l’égard de la “crudité” de certaines scènes, l’ensemble du public ovationne les artistes, et la musique de Monteverdi, synthèse irrésistible des passions humaines.