Cosi fan tutte à Toulon : flower power sur la rade
La mise en scène décale et prolonge la question des rapports entre les hommes et les femmes, ainsi qu’entre les mondes, par cette transposition et en reposant sur les contrastes : entre univers minimaliste proche du design et décoration Seventies (1970), à l’image de cette époque entre chic et décapant (entre boomers et bobos dirait-on aujourd’hui). Les amants sont d’abord en costumes chics, mais, suivant Don Alfonso en chemise hawaïenne, les deux hommes partent et reviennent donc en hippies. Les deux femmes rejoignent le mouvement, en revêtant elles aussi ces costumes pour les noces.
Cette production est estampillée et réalisée par les ateliers de l’Opéra de Saint-Étienne, mais annonçait déjà un voyage comme ici vers la Méditerranée, les baies et terrasses de cette maison-décor ouvrant sur le bleu de la Côte d’Azur. La scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy traduit ainsi à la fois l’élégance d’une cage dorée et l’horizon des possibles. Les costumes de Frédéric Llinares sont de la partie, soulignant clairement les tenues très habillées (le costume des messieurs basculant d’autant mieux vers la panoplie psychédélique) aussi bien que les déshabillés (de fine soie aux couleurs pastel pour l’univers huppé, ou poitrine nue pour des figurantes hippies). Les lumières de Marie-Christine Soma, réalisées par Romain Portolan, soulignent le déroulement des heures : blanche, bleu, rose, noire, en suivant le cours de ce drame qui est aussi le fil d’une vie de sentiments, et d’une époque.
La Fiordiligi de Barbara Kits ourle son timbre d’un vibrato naturel, équilibré entre gravité et vivacité, noblesse et ardeur. Le soutien, sans faille, permet à sa voix longue, caractérisée par un rôle aux nombreux sauts d’intervalles, du grave à l’aigu, de l’aigu au grave, de rester droite, de la vertu à l’abandon, de la résolution à l’élégie. Le bas de la tessiture reste vibrant tandis que l’aigu forme une coupole bien dessinée au sommet de ses vocalises.
La Dorabella de Marion Lebègue offre sa voix franche au rôle, voulu comme en retrait en regard de sa sœur. Elle déploie progressivement sa voix, la leste d’intention, l’enrobe de matière et de désir.
La Despina de Pauline Courtin allume un feu follet vocal et théâtral, actrice de toutes les transformations dramatiques requises par le rôle : soubrette délurée, médecin de Molière, notaire de pacotille, armée de jambes légères. La voix, sinon les voix sont à la mesure : aérienne, puis légèrement voilée, enfin plus incisive, avant de gagner un aigu nasillard de fête foraine, ou de partir en éclat de rire dans ses vocalises suggestives, à gorge déployée.
Chez les hommes, le Guglielmo de Vincenzo Nizzardo déploie son instrument élastique, sonore et souple. Son timbre précieux et corsé est maîtrisé dans l’ardeur soliste comme au service de la péroraison collective.
Le Ferrando du ténor Dave Monaco s’entend, au premier abord, comme léger, alors qu’il trouve une énergie, de plus en plus chantante, insistante et émotionnelle, avec l’avancée de l’intrigue. Les coups de glotte cèdent à l’arioso mezzo forte, la voix mue, sur le plan du timbre et de l’expression, adhérant aux soubresauts psychologiques du personnage : fine et claire, insinuante et pressante, suave et rude, comme s’il composait le rôle de l’enfant intérieur mozartien, avec toute sa tendresse insolente.
Le Don Alfonso de David Bizic, chemise hawaïenne rouge, jean blanc, porte haut, à l’aide de grands gestes virils, ses “valeurs” : le jeu (y compris d’argent) avec les sentiments. La voix est facile, toujours ronde, pleine et homogène, dans l’empan acoustique de la scène et de ses tessitures vocales. Il surfe sur l’écriture rythmique en conservant la souplesse de sa ligne et son timbre sépia.
Les ensembles sont à la fête avec un soigneux équilibre entre les tessitures, au plateau comme en fosse, unifiés par les alliages sonores et la dextérité du chef d’orchestre. La battue de Karel Deseure attaque chaque séquence avec vitalité, mais les passages tourbillonnants savent aussi céder aux silences, aux hésitations et tâtonnements des personnages en proie aux vertiges sentimentaux.
L’Orchestre de l’Opéra de Toulon est aux aguets, constamment invité à se surpasser, en termes de justesse et d’intention, en véritable partenaire lyrique des péripéties vocales et dramatiques du plateau. Toute la matière sonore s’offre dans une transparence et une lisibilité d’écriture soulignant le rôle clé de chaque pupitre, des cordes aux percussions, en passant par les vents. Le Chœur de l’Opéra de Toulon est en retrait, dans cette intrigue domestique, hantant les coulisses de son hymne militaire bien entonné, et présent scéniquement, en partie, au moment de la noce mascarade. Il vient alors incarner l’Inde de Katmandou, où la jeunesse des Seventies s’en est allée tenter d’atteindre le nirvana.
Le public toulonnais applaudit la musique et ses interprètes, non sans susurrer quelques commentaires interrogatifs sur le bien-fondé d’un transfert vers une époque pourtant connue.